Ghost Wolf [Derek Taylor]

Parmis les héros, les Veilleurs ont pour rôle de surveiller l’activité de Mutant Town et pour objectifs d’empêcher l’extension du territoire comme de rassembler les informations nécessaires à sa résorption comme à l’évitement d’attentats. Qu’il s’agisse de mes capacités d’espionnage, quoi qu’elles ne soient pas connues à leur juste valeur, ou d’enquêtrice, j’ai été invitée à les rejoindre. Je l’ai fait, sans pour autant me limiter exclusivement à cette mission. Outre l’aspect secret de ma condition "héroïque", qui n’est qu’une appellation fausse à mes yeux, mes implications dans la formation d’autres membres de la milice civile de la NYHA comme celle des mutants du NMI sont des plus utiles à toucher ses sujets sans me trahir.

L’échappée de Derek Taylor par les tunnels de métro n’est pas passée inaperçue auprès des Veilleurs, bien que je ne me sois pas mêlée de cette histoire outre mesure. Je reste secrète, après tout. Cependant, j’ai été amenée à consulter les rapports de mes collègues comme faire mes propres recherches sur l’individu. Californien, il vient d’une famille soupçonnée de trafique de stupéfiants, l’état hollywoodien étant plutôt un bon point de passage, mais c’est de lui-même qu’il s’est tourné vers une carrière militaire. US Air Force, logiquement formé puis stationné à la March Air Reserve Base du fait de sa proximité avec Los Angeles et de la présence parcellaire dans l’armée lui permettant de mener une vie civile. Vie qui l’a amené à New York, malgré l’absence de base USAF dans l’Etat. Les possibilités d’un lien avec le crime organisé ne sont pas exclues. Toujours est-il qu’il a été reconnu coupable d’homicides involontaires dus à sa mutation, le tout sur des membres de sa propre famille. Quelques années de prison pour la forme plus que pour la réinsertion. Quelques années de prison qui, une fois passée, laissent place à un accident de pilotage en tenant presque de la tentative de suicide ; les rapports d’hôpitaux ne précisent rien sur ce dernier point. La suite de la vie de Derek Taylor semble rester civile et laisse penser à du crime organisé. L’hypothèse est soutenue par un nouvel incident hospitalier quelques temps plus tard où, après le décès d’un jeune homme qu’il avait apporté aux urgences, Derek Taylor a fait une crise. Aucune poursuite judiciaire cette fois, ou mort autre que celui suscité. Une preuve d’un meilleur contrôle de sa mutation, à défaut de son tempérament ? Il semble que le premier point ait été le seul critère de réintégration à l’armée, chose étrange considérant qu’il a planté un avion après son premier passage à l’hôpital et qu’il ait perdu le contrôle de lui-même lors du second. L’implication d’éléments officieux, telle la corruption, est une possibilité. Peut-être est-ce pour cela que l’on m’a demandé d’agir.

Mes antécédents de contact avec le QG de l’US Air Force, situé dans le Pentagone à l’instar de celui du Bureau des Affaires Mutante pour lequel j’ai travaillé pendant vingt-et-un ans, se sont limités aux projets de recherches transversaux impliquant des mutants et recherches basées sur des mutations. Le poste final d’assistante exécutive m’a permis d’avoir mon mot à dire, quoi qu’il n’ait jamais eu très grande valeur pour les militaires, ainsi pourra-t-on considérer les relations comme diplomatiques. J’anticipe donc que l’USAF n’apprécie pas forcément que je mette le nez dans ses affaires, même si elle a à y gagner. J’anticipe cependant que d’autres individus apprécient encore moins, puisque je m’en vais creuser encore plus.

Pour des raisons de couverture comme de contexte, j’ai préféré organiser la rencontre au sein du New Mutant Institut. Mon travail là-bas justifie ma présence et la formation accélérée afin de passer l’examen d’entrée de la NYHA offre un élément de comparaison à Derek Taylor vis-à-vis de sa propre formation précédente. Les salles de suivi personnalisé comme les contre-mesures face aux pertes de contrôle des pouvoirs mutants en font également un lieu appréciable pour une telle rencontre. Ainsi, c’est devant ses grilles que j’attends l’arrivée de mon invité.

Je suis habillée d’un jean couvert de news rocks remontant jusqu’aux mollets, d’un débardeur accompagné de gants remontant jusqu’aux biceps et d’un tour de cou, le tout sous un trench-coat ouvert et de couleur noir. Mes cheveux, réunis en un épais chignon à l’exception de deux mèches qui m’encadrent le visage et tombent jusqu’au sur le débardeur, sont également de cette couleur. Mes yeux sont bleus, eux, même s’ils sont dissimulés derrière des lunettes à l’armature métallique épaisse et aux verres teintés de rouge. Debout, je pianote sur le clavier holographique projeté par les branches. L’hologramme interactif se dissipe lorsque j’aperçois Derek Taylor s’approcher, laissant mes mains libres. Je tends donc un gant vers celui-ci.

« Bonjour Monsieur Taylor, commence-je le temps qu’il réponde ou non à ma proposition de poignée de main. Je suis Lady Tessa Hartley. Enchantée. Certaines connaissances communes m’ont fait savoir que je pouvais vous être utile. »

Je n’ai pas eu accès à son dossier psychologique, secret professionnel obligeant, et me suis abstenue de l’hacker par respect pour la relation psychologue-patient comme considération de ma capacité à faire ma propre analyse. Cependant, l’existence en lui-même dudit suivi me laisse être plus vague sur ce que je peux apporter. Je connais mes objectifs, reste à obtenir les siens.

La veste de cuir noir, le jean et le t-shirt témoignent d’une classe moyenne. L’agitation musculaire et sensorielle témoigne d’un stress. Malgré celui-ci, le pas de Derek Taylor est aussi souple que silencieux. Le mutant lui-même mesure une dizaine de centimètres de plus que moi. Ses yeux verts sont intenses du fait du tapetum lucidum, à l’instar de ceux des loups. Le temps qu’il réponde à ma poignée de main, ce qu’il fait rapidement, mon propre regard l’a partiellement disséqué depuis l’abri de mes lunettes teintées. Les informations transmises par nos membres éclaireurs, nos mains respectives, sont analysées puis j’invite le jeune homme dans la salle où se déroulera notre entrevue.

Il est intéressant de noter qu’il regarde les fenêtres et leurs barreaux. Très probablement, cela lui rappelle de mauvais souvenir et la contraction des muscles préfigure le mouvement de son bras ; lequel, finalement, vient confirmer la probabilité un instant plus tard lorsque Darek Taylor caresse les barres.

« Enchanté madame Hartley, répond-t-il en tournant vers moi un regard dont la froideur le dément. Effectivement vous pourriez m’être vraiment utile… »

La polysémie de mon utilité pour mon interlocuteur m’amène à considérer les fragments de son passé déjà portés à ma connaissance afin d’évaluer les degrés de probabilité des futurs possibles la concernant. Je peux lui être utile de bien des manières et c’est encore complexifié par le fait que beaucoup desdites utilités ne sont pas exclusives.

« Je vous en prie, reprends-je avec une politesse professionnelle. Appelez-moi Lady Hartley. »

Il y a une pointe d’orgueil dans cette déclaration, faite alors même que je m’assois. Les salles de suivi personnalisé sont faites pour des entretiens individuels et le confort y est : elles sont centrées autour d’une table basse, avec un canapé d’un côté et un fauteuil de l’autre. Le mobilier supporte une machine à café multifonction et les murs en font de même pour des affiches légèrement propagandistes vis-à-vis de la responsabilité d’être mutant, de registrer ses pouvoirs et de servir ses concitoyens.

Je croise les jambes puis en fait de même des doigts, avant de finalement poser les mains sur l’avant de ma cuisse haute. Mon regard dissimulé ne quitte pas Derek Taylor, chose que ma tête laisse paraitre : je suis tournée vers lui. Je lis son attention pour notre environnement. Je lis sa caresse au cuir chevelu destiné à se rassurer. Je lis sa réussite dans l’entreprise puis le soupire qui en témoigne. Je lis la tristesse qui s’en suit, les yeux du jeune homme se perdant dans le vague, et la peur qui l’accompagne, les sourcils, les paupières et la bouge bougeant. Sa réinstallation sur le siège, toute brusque soit-elle, était probable et ne me surprend pas.

« Les humains perçoivent principalement par la vue et l’audition. Tout en ayant de supérieurs à nous, je suppose que votre odorat doit être ce qui diffère le plus. Comment cela est-il de vivre dans un monde d’odeurs ? »

Je pourrais l’interroger sur ses attentes voire sur sa hiérarchie des sens mais je préfère entamer ma démarche de compréhension par essayer de comprendre sa perception du monde. Je peux simuler, dans le sens créer des simulations, sur ce qu’il perçoit présentement. Cependant, je ne pourrais jamais être certaine de ce qu’il perçoit. Si l’interroger me permettra de privilégier des hypothèses à d’autres, l’intérêt n’est pas là. L’intérêt est de manifester l’intérêt et la recherche de compréhension, justement. S’il est très probable que nous ayons une partie de discussion sur l’influence de son esprit sur son corps, c’est un sujet qu’il travaille déjà avec son psychiatre ainsi est-il plus utile de commencer ailleurs.

« Si, à quelque moment que ce soit, vous ne souhaitez pas répondre : dites-le moi. Nous ne sommes pas ici pour vous pousser dans vos retranchements. »

Quoi que cela soit surement plus sécurisé de le faire ici : j’ignore quelles technologies de confinement le bâtiment dispose mais il est très probable que le plafond d’une telle salle soit plus équipé que son intérieur, déjà bien pourvu. Pas que je sois en danger de toute façon.

« Si vous désirez quelque chose à boire, les dosettes doivent se trouver dans le tiroir sous la machine. »

Les deux pistes de réflexion doivent donner le temps à Derek Taylor de mener la sienne, de réflexion, quant à la vraie question posée précédemment. Parallèlement, elles vont me permettre d’évaluer ses capacités de concentration et l’éventuel altération de sa voix intérieure par son hybridation. En effet, certains mutants ayant des traits animaux héritent parfois d’altération dans leur manière de penser ; chose qui peut poser problème à des télépathes, si l’altération va au point d’éclipser la voix intérieure, et qui peut aboutir à ce qui, chez les humains, est considéré comme des troubles de l’attention. Reste à voir où ce situe Derek Taylor sur ce spectre.

Le sourire de Derek Taylor à ma pointe d’orgueil a le mérite d’être plus chaleureux que le regard qui a répondu à ma présentation. Nous progressons. L’hybride n’est pas dupe, il se sait analysé. Cela entraine du doute, à défaut de malaise. Cela entraine une analyse réciproque, également, mais elle ne me gêne nullement. Je ne suis pas en danger ; qu’importe le degré de lecture que l’on apporte à ce terme.

Des mots, Derek me confirme la supposition concernant son odorat. Il expose la nuance de ce changement, "parfois bien et parfois dérangeant", ce qui n’est en rien surprenant. Je trouve que les étendues urbaines puent, que cela soit via les gaz d’échappement, la crasse, la sueur ou l’urine – et le subtil mélange de tout cela qui compose l’odeur caractéristique de chaque ville. Cependant, mon odorat est humain. Pour lui, les nuances doivent être bien plus nettes. D’où le dérangeant. Cela étant, plus qu’être habitué à cette sensation, il peut également en tirer des informations – concernant les phéromones et les émotions, notamment. Manifestement, la performance de sa perception, ou de son analyse, dépend de la concentration qu’il y met. Ainsi, ce n’est pas constant et il peut faire varier ses sens. Ainsi, il a une certaine maitrise de cela. Chose qui compte comme une maitrise de son pouvoir.

Chose qui se suit d’un grognement improbable. Je lève un sourcil et penche légèrement la tête sur le côté. J’ai nombre d’hypothèses explicatives à cette réaction mais aucune n’a un niveau de probabilité satisfaisant pour l’instant. Nonobstant cela, ma précision sur la possibilité de ne pas répondre afin de ne pas pousser Derek dans ses retranchements arrive à point nommé ; comme prévu. "C’est parfait".

La volonté de compréhension et l’intérêt sont énoncés, ayant engendré de la méfiance. La limite et le mot de sécurité sont énoncés, ayant diminué la méfiance. L’offre de boisson continue dans la construction positive et la détente de Derek Taylor. Il avait soif. Je n’y réagis pas. Je le regarde, toujours.

Il regarde autour. Il me regarde à son tour. Avec sa boisson, il me fixe longuement. J’en fais de même, mains toujours sur ma cuisse. Les gestes de l’hybride sont soudains, d’une certaine manière saccadée. Il se touche le cou à nouveau, caressant jusqu’à l’épaule avant de reporter son attention sur sa main. J’en fais de même moins d’une seconde, incapable de percevoir ce qu’il perçoit dans sa paume mais apte à le supposer, puis reviens à son visage. Dépréciation. Doute. Puis le retour de la boisson. Plus que le gout, c’est sentir d’antistress qui est réellement son usage. Ce n’est pas suffisant : Derek gémit. Derek touche une autre cicatrice. Derek cligne des yeux d’une manière assez féline. Il est plus dur à lire que les humains normaux, principalement car l’aspect animal entraine des réactions atypiques. Cependant, il est lisible tout de même.

« Voulez-vous en parler, ou préférez-vous commencer par autre chose ? »

La réaction concernant sa perception m’a fermé la porte la concernant, pour l’instant. Soit, je n’ai aucun problème à le laisser me guider sur ce dont il souhaite parler. Sa manière de réagir, animale sans conteste, m’amène également à réévaluer ma considération précédente : peut-être que, en lieu et place d’une modification de la pensée humaine et de la voix intérieure, il y a séparation entre la conscience humaine et la conscience animale. J’ai déjà pu constater cela avec une autre zoomorphe, non-pas lupus mais félidée, par le passé. La personnalité humaine était intacte mais coexistait avec une personnalité animale, à l’instar d’un trouble de la personnalité multiple, et chacun gérait sa forme tout en influençant l’autre. Les possibilités de contrôle se faisaient ainsi par compromis et "dressage" de la partie animale. Il est possible, considérant ses réactions, que Derek Taylor soit dans analogue cas. Cependant, les probabilités d’obtenir une réponse satisfaisante et constructive en posant la question dès maintenant sont faibles ainsi me contente-je de l’écouter.

La boisson, après une nouvelle utilisation, est délaissée au profit de la conversation. D’un sourire, même si le regard de Derek Taylor ne tarde pas à redevenir neutre. Cependant, il parle.

Il parle de l’utilité de ses capacités. Chercher quelqu’un ou bien quelque chose. Cependant, "en dehors de cela", il perçoit les mêmes odeurs urbaines que moi. Il perçoit plus encore : les odeurs de chaque personne, présentes et passées ; chose logique lorsque l’on sait que l’odorat d’un loup commun est capable de détecter un animal à 270m contre le vent. "C’est tout de même assez grand comme possibilités" ; je commence à acquiescer. "Mais au moins" Derek Taylor sait gérer cela "car, à la longue, cela pourrait le rendre dingue". Je termine mon acquiescement. L’ouïe doit être pire, considérant que l’audition du loup est deux fois plus fine que celle de l’homme et qu’il peut entendre des sons jusqu’à une demi-douzaine voire une dizaine de kilomètres selon les individus. Je n’en parle pas : la hiérarchie des sens habitue l’humain à utiliser l’ouïe bien plus que l’odorat ; sauf spécialisation l’impliquant, évidemment.

Derek espère avoir bien répondu à ce que je voulais savoir. Il s’estime très compliqué vu qu’il n’est pas complètement humain ; les humains sont complexes, pas forcément compliqués, mais cette approche d’hybridation et de dualité homme-loup est intéressante. Pour lui, les loups sont très compliqués à saisir car "on cache bien des choses" ; Derek s’incluant dans ce "on". Isolation. "Tout dépend ce qu’on veut détecter". Je reste immobile. Impassible.

Il me regarde. Concentré. Il cesse de me regarder. Il me sent. Il sent les odeurs autour de lui, de moi. Derek analyse le passé de la pièce comme le mien. Si j’ignore ce dont il retourne pour la première, j’évalue ce qu’il apprend me concernant. Tous les jours, je prends grand soin de moi, en mangeant léger et en faisant de l’exercice. Tous les jours, j’accomplis des abdos le matin, pouvant en faire jusqu’à mille. Tous les jours, j’applique une lotion désincrustante puis, sous la douche, j’utilise tout d’abord un gel moussant, suivi d’un gommage corps au miel et aux amandes et d’un autre pour le visage. Ensuite j’applique un masque à la menthe sauvage que je laisse pénétrer dix minutes avant de passer à une crème reconstituante et une crème contour des yeux et pour finir une crème protectrice hydratante. Cet entretien terminé, je passe au maquillage. Anticerne, le sommeil polyphasique ne suffisant pas. Baume à lèvres, pour les entretenir et les uniformiser. Fond de teint, afin de couvrir les défauts minimes et de cacher les larmes noires qui me coulent du coin des yeux jusque sur les joues. Poudre libre, afin de fixer le fond de teint. C’est tout, le plus souvent, même si eye-liner, fard à paupières et mascara sont du plus grand effet avec mes yeux bleus. Aujourd’hui cependant, les premiers sont absents et les derniers cachés. En plus des apports des produits cosmétiques, sans doute Derek Taylor peut-il également percevoir la solitude : je vis seule, n’étant accompagnée d’aucune odeur humaine ou animale autre que la mienne ou celles ayant croisé mon chemin pour venir ici. Peut-être est-il même possible de dire que je suis seule. Fine nuance.

Derek Taylor regarde la porte à présent. Le temps s’écoule. Puis l’hybride revient à moi. Le temps s’écoule à nouveau. Je suis immobile, mon interlocuteur aussi. Il y a pourtant une excitation en lui ; sur lui, plus exactement. Légère accélération du cœur visible sur ses narines et ses yeux, légère tension des muscles visibles sur son cou et les parties découvertes de ses bras. Son regard, lui, quitte la neutralité pour de l’incertitude : la réaction n’est donc pas consciente et l’amène à s’interroger. Pour ma part, elle m’amène à privilégier la piste de l’identité dissociative. Un homme et un loup. Voici qui apporterait une nouvelle approche à la recherche de contrôle des pouvoirs, en plus de celui déjà acquis par le jeune homme. Peut-être se contrôle-t-il à défaut de contrôler le loup.

Le retour de la boisson, posée précédemment, est noté : à nouveau, Derek Taylor a besoin d’un refrain alternatif pour se mettre à l’aise, pour se contrôler. Cette étape faite, il revient s’assoir, il revient faire face. Je le regarde faire.

Il est prêt pour la suite, j’acquiesce. Détendu. Dans une position qui n’est pas sans rappeler la mienne, mains sur les cuisses, bien que j’aie également les jambes croisées là où il a ses appuis à l’égal. Chose qui ne l’empêche pas de continuer à s’interroger, au point d’en clore les yeux à l’attente de mes questions.

« On m’a expliqué que vous consultiez déjà un psychiatre. Attendez-vous de moi que je complète ce que vous faites avec lui ou que nous le reprenions ? »

Je suis en capacité de faire les deux, quoi que je ne sois pas forcément reconnue pour l’un ou l’autre. Cependant, ceux qui connaissent une partie de mes capacités comprennent et Derek Taylor semble leur faire confiance, à défaut de s’intéresser à ce que je fais ici. Je pense comprendre comment il fonctionne au-delà de ce que son profil morphopsychologique m’a appris dès le premier regard. Ainsi, j’ouvre les portes vers les chemins possibles pour la suite de la discussion.

« Sans être psychiatre ou psychologue, je suis douée pour l’écoute. »

Pour l’analyse serait plus exact. Pour la planification placerait cette analyse dans le temps. Pour la manipulation ou la stratégie, dépendant du nom qu’on lui donne, expliquerait ma perception de la causalité. J’analyse, je prévois, j’agis.

Appréciation de l’approbation. Intéressant. Cette simple réaction, cette brève joie, éclaire de nouvelles possibilités la situation présente comme le passé de Derek Taylor. Il se rassure dans l’approbation, peut-être même la cherche-t-il plus que la moyenne. Le besoin d’appartenance. Trouvable au sein de l’armée comme de la mafia. Le besoin d’une meute. C’est possiblement ce qui lie toute son histoire. Sa recherche profonde. Son besoin. Ses conflits. Une recherche qui a tourné à l’errance. Est-il seul, lui aussi ?

Il déprécie que je le cerne. Il se sent vulnérable. Réaction normale. Humaine. Je note sans réagir. L’excitation précédente s’efface face à mon regard dissimulé derrière mes verres rouges. L’appréciation précédente s’efface face à mes déductions et à ce que l’hybride loup peut en dire grâce à ses sens inhumains. Malgré cela, le silence n’est pas tendu. C’est un temps de réflexion et d’observation, non de jugement.

L’attitude de Derek Taylor répond à ma question avant que ses mots ne le fassent mais j’attends ceux-ci comme lui-même a attendu les miens. Nous parlons peux, nous analysons beaucoup. Cela me va. Les yeux de l’hybride loup s’écartent à nouveaux. Sa voix change également, légèrement mais d’une façon perceptible ; les hypothèses quant à la cause sont là, à la surface de mes pensées.

Je laisse paraitre un léger sourire lorsqu’il me remercie "de lui faire confiance". J’y joins un plissement faible des paupières lorsqu’il question sur ce que je fais "exactement ici". Je cligne des yeux lorsqu’il exprime son espérance à la compréhension, craignant que ses deux "côtés" n’empêchent de le saisir. Derek Taylor sourit également. Ce n’est pas triste, cependant, comme on pourrait s’y attendre à sa conclusion. Ce n’est pas empreint d’appréhension non plus. C’est littéral. Malgré le malaise que je peux créer à l’analyser, il déduit ou sent que je le comprends. Cela lui importe. Beaucoup. Un détournement. Les larmes lui monteraient-elles ? Son besoin d’appartenance est-il important à ce point ? A regarder son passé, cela n’a rien d’étonnant. De ce que j’en sais, il est prêt à beaucoup pour appartenir à quelque chose.

« C’est oui, terriblement bien cela que vous êtes à l’écoute des autres. »

Une pause. Il touche sa cicatrice à nouveau. Il se regarde à nouveau. Il change brusquement de sujet visuel, à nouveau. Il se perd. Les difficultés de contrôle ne s’étendent pas qu’au loup, ou alors celui-ci est également capable d’influencer l’humain. Il s’en retourne aux barreaux, avec le regard puis avec la main. Finalement, il cherche mes yeux. Ces yeux cachés derrière les verres rouges de mes Cyberlunettes.

Je dépose ma boisson à mon côté. J’amène mes deux mains avec une simultanéité parfaite jusqu’aux branches de mon accessoire.

Le grognement soudain de Derek Taylor m’interrompt un instant. Je vois sa rougeur. Je vois sa honte. Je la vois de mes propres yeux, d’un bleu intense, d’une iris immobile. Je pose mes Cyberlunettes à mon côté, reprends mon verre.

« Ecouter, c’est ce que je fais ici, commence-je pour répondre à sa question sans réellement le faire. Il me faut donc préciser : Des contacts ont souhaité faire appel à mes compétences pour vous aider. J’ai accepté. »

Je bois une gorgée, à mon tour, puis redépose mes mains sur ma cuisse supérieure. Mes jambes restent croisées mais mes yeux, eux, ne sont pas immobiles. Ils analysent. Ils percent. Ils dissèquent.

« Si mon regard vous gêne, signalez-le moi. »

Mes lèvres forment un sourire de connivence, poli mais présent. Puis elles s’ouvrent à nouveau.

« C’est important qu’on vous comprenne, n’est-ce pas ? »

Je connais la réponse avant de poser la question et je la lirais avant qu’il ne parle. La question n’est pas pour moi.

« Vous êtes prêts à faire beaucoup pour ceux qui vous comprennent. Ou, tout du moins, qui semblent vous comprendre. »

J’attends son accord, ou son désaccord, pour poursuivre.

« Cette cicatrice, à côté de votre clavicule, vous accepteriez de m’en parler ? »

Mes hypothèses vont à la mafia, considérant la localisation. Les loups fonctionnent avec le principe d’alpha et d’oméga, l’un menant la meute et un autre en étant le souffre-douleur. Il y a un pourcentage non-négligeable de chance que cela amène Derek Taylor à accepter les mauvais-traitements plus facilement que la moyenne des gens ; d’où une adaptation particulière à l’armée comme à la mafia. Reste que l’armée ne doit pas le traiter comme un homme du rang, considérant sa condition de pilote. Quant à la mafia, difficile de savoir. Des hypothèses sont là mais aucune n’a de pourcentage de fiabilité suffisant pour que je la privilégie.

« Vous vous sentez toujours en prison, d’une certaine manière. Si c’est plus facile pour vous, nous pouvons sortir. »

Derek Taylor "sent qu’en ressortant d’ici, cela va déjà aller mieux". Mentalement, je tourne mon attention vers les futurs possibles. Ce que nous faisons ici est une séance de suivi, comme il doit en faire avec son psychiatre, ainsi est-il adéquat de considérer que les choses se seront améliorées. Cependant, il faudrait un long suivi pour réellement que les choses "aillent mieux". Un apprentissage de l’humain et un autre du loup, un apprentissage du militaire et un autre du mafieux, un apprentissage des parts d’ombre et de lumière… un apprentissage des interactions entre elles. Un équilibre. Derek n’a pas cet équilibre. Pas plus qu’il n’a ce contrôle. Il ne l’aura pas en sortant de cette seule rencontre. L’aura-t-il un jour ? Possible. Cela étant, je ne peux dire si c’est probable ou improbable pour l’heure. Trop d’inconnues.

L’hybride loup fait de son mieux pour que mon regard ne le dérange pas. Mes yeux le perturbent tout autant que la question à leur sujet. Son expression première de perplexité tout comme ses balbutiements aurait encouragé à remettre mes Cyberlunettes, si une telle action n’aurait pas aggravé le sentiment de malaise car Derek s’en serait voulu, mais son léger sourire à sa propre intimidation est plus positif.

Il va dans mon sens.

Il aime mes compétences. Il supportera mon regard. Il confirme être prêt à faire beaucoup pour les gens qui le comprennent. Des gens auxquels il y a un haut taux de probabilité qu’il me compte, désormais. Cela étant, cette bonne volonté est victime de son conflit intérieur.

« Cette cicatrice, à côté de votre clavicule, vous accepteriez de m’en parler ? »

Il se lève. Je le regarde.

Il grogne. Je l’écoute.

Il s’avance. Je décroise mes jambes.

Il me fixe, menaçant. Je le fixe, froide.

Le test est terminé. J’ai ma réponse, comme anticipé.

Il me faudrait moins d’une seconde pour prendre appui du dos et des bras sur le canapé et lui expédier mon pied supérieur dans le triangle génital, mettant un terme à toute velléité de confrontation physique. Derek se reprend de lui-même ainsi n’est-il pas nécessaire d’avoir recourt à la violence. Après l’infirmation de ses suppositions et le rappel d’un événement que je suppose être une tentative de suicide assumée ou non, je lui offre une porte de sortie. Cette échappatoire rappelle un point important : je le comprends et suis là pour l’aidée. A l’instar de son thérapeute, qui n’a cependant pas mes capacités. Qui, à 72,65% d’après ce que je sais de Derek, doit peiner à avancer et à faire avancer l’hybride loup.

Hybride loup qui s’en va m’attendre à la porte. Se calmer à la sortie que je lui ai désignée. Si l’on accule quelqu’un ou quelqu’un chose, humain ou animal, il se battrait pour se défendre. Si on ouvre une porte de sortie, il fuira la majeure partie du temps. Tout était prévu.

La culpabilité face à son animosité aussi était anticipée. Lorsqu’il me sourit, je cligne lentement des yeux, à la manière d’un chat, afin de signifier mon absence de souci face à son comportement. La contremesure était prête et n’a pas eu à être utilisée, ainsi donc rien ne m’est problématique. Mon second pied touche le sol puis, d’un mouvement fluide, je récupère mes Cyberlunettes et mon verre tout en me levant.

Derek "doit sortir à cause des verres". Un détour par les toilettes s’impose donc. D’une main, j’accroche mes lunettes à mon débardeur. De l’autre, je porte ma boisson à ma bouche. Je finis la seconde pour ensuite me débarrasser de son contenant dans la poubelle à carton. N’ayant pas ôté mon trench-coat, je suis déjà prête à repartir. Mes mains se joignent au niveau de mon ventre en une pose bourgeoise. Malgré son agitation, je m’approche de Derek sans peine : à l’accélération de son cœur répond la lenteur du mien.

« Prenez votre temps, l’invite-je, tant vis-à-vis de l’ouverture de porte que de sa recherche de calme. »

Je perçois les autres formes de vie présentes au New Mutant Institut, qu’elles soient humaines ou animales. Donner rendez-vous après la journée de travail permettait de limiter les contacts comme de dissimuler la nature du mien ; quand bien même la partie émergée du proverbial iceberg a été présentée pour justifier mes compétences et mon accès au NMI. Il est néanmoins probable que je connaisse les gens qui nous approche ; que cela soit le cas ou non, je saluerai quiconque avec politesse et composition.

« N’oubliez pas, monsieur Taylor, si vous ne souhaitez pas répondre il suffit de le dire. »

Je ne réitère pas complétement l’information donnée en début de séance mais rappelle son cœur. Aller au rythme nécessaire à Derek. Ne pas le pousser dans ses retranchements.

Une fois dans le couloir, je dirige vers les toilettes les plus proches ; les plans du bâtiment m’étant connus. Leur agencement est des plus classiques : la porte donne sur une première pièce avec d’un côté lavabos et miroirs, de l’autre vespasiennes et cabines. J’attends à l’extérieur, n’ayant nulle raison de franchir la porte des WC masculins.

Derek répond à ma première proposition d’un acquiescement, lequel s’étend également au rappel que constitue la seconde. Du fait, nous ne nous attardons pas dans la pièce et marchons au sein des couloirs sobres. Les bâtiments sont récents, construis avec la nécessité d’être fonctionnels et finis le plus rapidement possible. Je ne leur trouve pas l’aspect "vivant" d’une demeure comme l’Institution Charles Xavier pour Jeunes Surdoués, de laquelle le New Mutant Institut s’inspire pourtant, mais le Manoir Graymalkin est un véritable lieu de résidence ; pas un simple internat. Cette pensée est cependant hors de propos : Lady Tessa Hartley n’a jamais connu l’Institut Xavier.

Derek y aurait-il sa place ? De même, aurait-il sa place en tant qu’élève du New Mutant Institut ? Quoique primairement destiné aux adolescents de la Middle et de la High School, le NMI accueille également tous les mutants qui souhaitent acquérir une bonne maîtrise de leur mutation afin de passer l’examen d’entrée à la New York Heroïc Academy. Cette considération répond à la question précédente : Derek Taylor n’a pas la maîtrise de lui-même nécessaire à pouvoir être entrainé pour devenir membre civil des forces de l’ordre.

Cela étant, je n’anticipais pas à quel point.

Le hurlement de Derek Taylor me fait pénétrer dans les toilettes, juste à temps pour le voir fondre en larmes. Mécaniquement, il continue d’essayer de rester actif ; un moyen de lutter contre la tristesse, de ne pas se laisser submerger. Pour ma part, une main sur la porte et à moitié dans ce lieu qui n’est pas sensé m’accueillir, j’observe l’hybride loup dans le présent et dans le passé. Chaque souvenir de notre rencontre me revient parfaitement clairement alors que je cherche les éléments précurseurs de la présente crise. Ils sont nombreux, faisant des va-et-vient réguliers, mais n’avaient pas portée cette situation parmi les possibles les plus probables. Evidemment, cela fait la saveur des probabilités : même la plus mince peut advenir. De plus, il faut prendre en compte une variable désagréable : l’erreur humaine. Mon erreur. Malgré la puissance de mon cerveau, je ne suis pas infaillible dans mes prédictions. Si je l’étais, je n’aurais plus rien d’humain. Nonobstant cette pointe d’égocentrisme, l’étrange surprise que Derek entraine me laisse circonspecte quant à la conduite à adopter. Evidemment, me tourner vers le passé pour comprendre ne m’a pas empêché d’anticiper les futurs possibles fonctions de mon activité au sein de la présente situation. C’était instantané.

Je laisse donc le temps faire son œuvre. Je laisse donc l’autre agir à son rythme.

Derek Taylor me regarde avec des signes d’attirance sexuelle. Voilà une nouvelle improbabilité. Impossibilité, non, mais suffisamment improbable pour me déclencher un vingt-cinquième de seconde de surprise et l’instant suivant d’une perplexité discrète mais visible. Plus que la flatterie de se savoir attirante, chose classifiée comme hors sujet par mon esprit, je tâche d’évaluer le degré d’instabilité de l’hybride loup. Identifier les variables est complexe, puisqu’il faut ajouter à celles habituelles des humains celles plus exotiques des loups. Or, si je connais le comportement des homos sapiens sapiens, ceux des canis lupus occidentalis et canis lupus baileyi – les deux souches les plus probables d’hybridation chez Derek Taylor – me sont beaucoup moins familières.

Le détournement d’yeux et le rosissement de l’épiderme me sont bien plus aisément compréhensibles. Derek hésite, ne sait plus où regarder ni se mettre. Il l’énonce même à haute voix. Le loup réagit à tant de malaise par une brève menace, immédiatement contenue par l’humain. Caresse afin de se détendre, remise en mouvement afin de se débarrasser de l’énergie supplémentaire. Pour ma part, je suis restée immobile. J’ai attendu. J’ai entendu les curieux approcher. Je vois Derek approcher également, anticipant qu’il s’en retourne face aux témoins.

La porte de la cabine se ferme. J’avance en intimant aux extérieurs à la situation de le rester ; ainsi que des toilettes, conséquemment. Nous n’en avons que pour quelques minutes.

J’entre.

Derek gémit.

Les futurs possibles s’étendent autour de moi, arborescence de l’unique passé qui s’est réalisé. Celui-ci n’est pas plus droit qu’eux, c’est un enchevêtrement de possibles également. J’ai eu une influence sur certains, je n’en ai pas eu sur d’autres. J’ai anticipé la majorité, pas la totalité.

Je continue de le faire.

Il y a 318 déclarations pertinentes que je pourrais entreprendre afin d’avoir un taux de réponse constructive d’environ 85%. Certaines parlent de lui, d’autres parlent de moi. Instinctivement, j’élimine ces dernières. Deux grands axes s’offrent à nnous dans mes anticipations : celui de la cassure, qui délaiera la crise, et celui de la continuité, qui nécessitera de la gérer.

« Vous ne savez pas quoi faire maintenant. »

Je cite les mots de Derek Taylor avec un calme identique à celui qui m’accompagne lorsque je pose le dos contre la porte de sa cabine.

« Lassez-vous aller. »

Une pause, 1.2 seconde de silence.

« Si cela signifie vous transformer, transformez-vous. Si cela signifie pleurer, pleurez. »

J’ai mes anticipations.

« Nous sommes seuls. Personne d’autre n’entendra. Personne d’autre ne saura. »

J’ai le ton de douceur et de connivence qui me semble le plus juste. Peut-être est-il maternel. J’ignore ce que Derek perçoit ainsi et je n’ai guère d’expérience personnelle pour savoir comment l’être au-delà d’observations génériques et souvent faussée par le jeu de l’actrice impliquée.

« Vous ne me blesserez pas. »

Taux de probabilité : 87.56%.

« Cela ira. Laissez-vous allez et cela ira. »

Instinctivement ou sur conseil de son psychiatre, Derek Taylor cherche à bloquer son instabilité, à enfermer son loup et ses sentiments. A les contrôler, surement. Il n’y arrive pas, manifestement. Essayons une autre voie. Une voie qu’un professionnel de l’esprit humain et son patient ne peuvent parcourir dans un bureau. Une voie qu’une femme-ordinateur et qu’un homme-loup peuvent tenter de parcourir dans des toilettes, à défaut d’autre chose. L’exiguïté des lieux m’avantagent face au loup. L’intimité des lieux m’avantage face à l’homme. L’autorité de professeure m’assure à 74.85% que les gens relégués à l’extérieur de la situation et de la pièce le resteront.

Considérer pouvoir enfermer le loup de Derek dans la cabine des toilettes afin de limiter ses mouvements s’avère doublement illusoire. Premièrement, il ne reste pas dans ladite cabine. Secondement, il ne se transforme pas en loup. Néanmoins, il se transforme. L’hybridation est là. Quelque chose d’autre également. Le grognement a été d’une intonation inédite, peut-être amusée. Le changement a été les traits physiques comme psychologiques. Il est drastique mais d’une manière qui ne m’avait pas apparu comme la plus probable. Il est drastique mais d’une manière qui s’avère encore plus problématique que prévu.

Mes poings se serrent quand il approche.

Mon visage se ferme lorsqu’il manipule ma chevelure.

Mon corps se crispe lorsqu’il mordille mon oreille dévoilée puis ma gorge cachée sous son tour de cou.

Mon nez se plisse lorsqu’il commence à suer.

Debout dans mes observations temporelles, je me retrouve à devoir m’immobiliser dans mes observations physiques. C’était improbable, qu’il agisse ainsi. Même la possibilité la plus improbable peut néanmoins se réaliser. C’est le cas. Pour avoir fait face à Jäger, Derek Taylor n’est pas un danger. Jäger avait cependant le bon sens de ne pas se montrer comme tel, là où "le loup" ne s’en cache pas. Je le cache. Je délais mon action par l’anticipation. Pourtant, il me dégoute.

Mes sourcils se froncent lorsqu’il gémit de tristesse.

Mon corps se raidit lorsqu’il passe ses mains sous mon manteau, serpentant sous une première couche d’habit.

Mes narines se dilatent lorsqu’il sursaute, non pas surprise mais encolérée de son érection.

Mes genoux s’abstiennent de venir mettre un terme à tout cela lorsqu’il me plaque contre ce que j’entendais utiliser pour le contenir.

Mes yeux lui renvoient un regard froid, coupant, lorsqu’il vient se plonger en eux.

Mes appuis sont faussés lorsqu’il me colle contre lui.

Mes lèvres se pincent lorsqu’il sourit.

Il parle d’une voix grave, inhumaine.

« J'aime bien jouer avec toi, j’ai le goût de t’embrasser je peux ? »

Je parle d’une voix froide, cassante.

« Agression. Sexuelle. »

Qu’il enlève ses habits, ses points vitaux n’en seront que plus faciles à toucher. Je n’ai pas correctement anticipé les deux personnalités de Derek Taylor mais je suis capable d’anticiper comment le vaincre présentement et à l’avenir, depuis ces toilettes pour hommes jusqu’à un tribunal criminel.

« De quoi vous faire radier de l’armée voire retourner en prison. »

Jusqu’ici, mes yeux l’observaient. Désormais, ils le dissèquent. Je pourrais débiter en tranches sa psychologie et son être à partir de mes analyses pour l’écorcher couche par couche jusqu’à le ravager plus qu’il ne l’est déjà. J’ignore quel est le degré de difficulté nécessaire à ce que le prédateur s’enfuit derrière la victime mais j’ai envie de tester. Vraiment envie.

« Mais je suppose que vous êtes celui qui interagit avec la mafia. »

Je vais m’en abstenir, cependant. Chercher à briser la personnalité prédatrice de Derek Taylor est un bon moyen de l’amener à passer à l’attaque, si elle se sent acculée. De plus, cela aura probablement des effets secondaires sur sa personnalité principale, laquelle semble moins présente que l’autre lorsqu’elle n’est pas en contrôle. Elle est présente, néanmoins, une larme sur une joue est là pour le prouver.

« L’autre Derek, "l’humain", est celui qui vit les traumas et a cherché du sens dans l’armée, n’est-ce pas ? L’appartenance chère à un animal social comme l’homme ou le loup. »

Je parle vite, plus vite que je ne l’ai jamais fait jusque-là. Il n’est plus question de le laisser aller à son rythme, il est question de reprendre l’initiative pour calmer ses ardeurs sexuelles comme prédatrices. Je commence à marcher, à décrire un arc de cercle en direction de la porte de sortie tout en présentant seulement mon côté et mon visage à mon interlocuteur.

« Vous, "le loup", êtes celui qui résulte des traumas et a trouvé bien plus de "jeu" dans un environnement où l’on peut façonner le cadre comme la mafia, n’est-ce pas ? Un terrain de jeu, un terrain de chasse. »

Je bouge lentement. Exagérément lentement. Mes appuis sont importants. La possibilité de m’écarter en moins d’une seconde est prioritaire. Mes yeux observent les muscles de Derek Taylor, pour confirmer des anticipations de ses mouvements et réagir plus vite qu’un humain ordinaire ne le peut.

« Trouble de Stress Post-Traumatique, probablement causé par une agression sexuelle voire un viol, résultant sur un Trouble de la Personnalité Multiple afin d’avoir une personnalité protectrice. »

Peut-être que la mutation a fait un terreau fertile à cela, la dualité de loup et d’homme facilitant la transition vers un "loup" prédateur, désinhibé, et un "homme" social, traumatisé.

« On m’a demandé de vous aider. Si cela passe par demander un internement psychiatrique, je le ferais. »