Le plus bizarre dans tout ça {Jayden Miller}

Dans l’ensemble, il est toujours agréable de savoir que son travail est reconnu, mais il est rare qu’on le reconnaisse pour de bonnes raisons. Si vos capacités ou recherches intéressent, c’est souvent pour les exploiter, et rarement dans le sens qui correspond à vos envies. Tout ça pour dire que je ne sais absolument pas comment prendre l’étrange mail que j’ai reçu d’une ancienne membre du Pentagone. J’ai vraiment cru à un canular sur le moment, mais, après quelques recherches sur Internet, il m’a été confirmé que Lady Tessa Hartley existait et qu’elle était bien qui elle prétendait être. Je ne comprenais pas bien, cependant, pourquoi elle s’intéressait à mon modeste projet d’études. En même temps, c’était aussi mes expérimentations sur le vaudou qui m’avaient valu mon emploi actuel, et ma pratique n’était pas innocente. Si je pensais tirer un avantage de mes connaissances en magie, il n’était pas étonnant que des bureaux de recherche soient intéressés de savoir jusqu’où pouvait s’étendre mon approche scientifique. Il fallait donc en déduire que ce n’était pas le contenu de mon mémoire qui retenait vraiment cette Lady Hartley mais le savoir concret que je dissimulais peut-être au-delà d’interrogations sur les propriétés des matériaux utilisés dans les rituels magiques. Pour avoir discuté avec des utilisateurs du vaudou, il était rare de rencontrer des esprits très cartésiens. La plupart n’interrogeaient pas beaucoup leur pratique et, de fait, n’arrivaient pas à des résultats très concluants et les obtenaient souvent par hasard. De toutes les magies, le vaudou était à la fois la plus effrayante et la plus compliquée à prouver car ses effets n’étaient pas visibles et pouvaient, après tout, tenir du « hasard ». En ce sens, il était étonnant qu’un étudiant en biologie y accorde une étude sérieuse. Mon mémoire était peut-être une erreur. Enfin, je ne savais pas quoi en penser. D’un côté, il m’avait ouvert une place de chercheur que je n’aurais jamais pu espérer dans ma situation, de l’autre, je risquais peut-être d’attirer un peu trop l’attention pour être véritablement libre de mes actes.

Une chose était certaine, je n’avais pas envie de devenir un outil du système et d’incarner un genre de success story à l’américaine où « l’original » qui flirte avec l’illégalité collabore finalement avec le gouvernement pour arrêter ses semblables. Je ne tenais pas non plus, de toute façon, à me mettre dans une impasse qui me contraindrait à le faire sous peine de finir en prison à vie. Avoir des financements par le pentagone ne me faisait donc pas rêver, d’autant que j’étais déjà très satisfait de mon contrat avec Leora Mansell. Rien ne m’obligeait de me rendre à cet entretien si ce n’était la curiosité et une certaine politesse disons… scientifique. En soi, ça ne me dérangeait pas de répondre à certaines questions si Lady Tessa Hartley avait besoin de renseignements spécifiques. Je n’étais pas non plus, dans l’absolu, pour laisser n’importe qui faire n’importe quoi avec le vaudou et, comme il était normal de vouloir contrôler des mutants dangereux, il était aussi normal de s’inquiéter, par exemple, de l’existence de malédictions néfastes, de chercher à s’en protéger ou de les annuler. J’espérais cependant gérer assez bien la discussion pour ne rien révéler qui puisse me nuire dans l’avenir. Actuellement, je n’avais pas grand-chose à me reprocher, mais l’état de mes connaissances me permettait déjà d’acquérir certains avantages pas vraiment légaux par la magie et je comptais me laisser ces cartes de coté si j’en avais besoin un jour, même s’il était peu probable que l’on puisse prouver quoi que ce soit avec la justice classique. Sur le chemin du rendez-vous, je me maudissais cependant de n’avoir pas réussi à avoir un emploi du temps plus chargé pour refuser cet entretien sans avoir à y réfléchir.

Lady Hartley m’avait donné rendez-vous dans un salon de thé bon genre, un lieu vraiment peu conventionnel pour parler d’affaires privées. C’était aussi un détail qui m’avait intrigué. S’il s’agissait d’une manipulation, elle était bien trouvée. En même temps, elle empêcherait aussi d’évoquer des sujets trop tendus, ce qui m’arrangeait bien. Je ne connaissais pas non plus l’endroit et il avait l’air plutôt sympathique. Je crois que cette raison était la pire motivation pour dire oui, mais elle existait aussi. Une fois à l’intérieur, les impressions que j’avais eu en regardant quelques photos sur le site du salon se vérifient. C’est clairement le genre d’endroit où inviter des personnes que l’on cherche à impressionner. Le luxe est partout, et je ne suis pas sûr que les prix soient tout à fait représentatif du coût réel des produits. Ça peut tout à fait être une stratégie pour me confirmer qu’elle a les moyens de financer des projets de recherche. J’espère qu’elle sera cohérente avec ça et a prévu de régler l’addition d’ailleurs. C’est pas que j’en ai pas les moyens mais elle a choisi l’endroit et ce n’est pas une amie donc… J’espère qu’elle est bien là au fait. Je déteste arriver dans un lieu inconnu tout seul, ça donne l’air perdu. Je regarde rapidement autour de moi. Je devrais réussir à l’identifier à partir de la photo que j’ai trouvée d’elle, même s’il n’y avait rien de grande qualité. Une brune, yeux bleus un peu étranges qui mettent une mutation en évidence, élégante, début quarantaine pas trop marquée. Ah, ça doit être celle qui me fixe déjà, dans une alcove reculée. J’avance d’un pas rapide et sans doute un peu raide entre les tables de bourgeoises désœuvrées, certainement occupées à vanter leur dernier coach en développement personnel. En vrai, son regard met mal à l’aise. J’espère que c’est bien une mutation et non un signe de personne avec des problèmes mentaux. Je n’ai pas le temps de me présenter à elle qu’elle s’introduit, ce qui m’arrange bien. Je hoche donc la tête en marmonnant un « Enchanté aussi », tout en retirant ma veste pour m’asseoir. En posant mes mains sur la table, je remarque avec désespoir que le bord de ma chemise a été légèrement grignoté par un rat malfaisant. Ça commence déjà mal. J’écoute à moitié ce que Lady Hartley me raconte à cause de cet élément désastreux. Est-ce qu’elle va le voir ? Si elle était comme moi, sans doute que non, mais il paraît que, contrairement à moi, la plupart des gens notent ce genre de trucs.  Je profite de l’arrivée du serveur pour retirer lentement mes bras de la table, d’un air que j’essaye de rendre désinvolte, et tirer sur la manche endommagée, ce qui me fait prendre un peu maladroitement la carte avec un temps de retard. Alors que je commence à la consulter, Lady Hartley reprend la parole là où elle l’avait laissée. Elle mentionne le fait d’être formatrice, ce qui confirme une information que j’ai vu passer dans mes recherches. Je commence d’une voix un peu hésitante :

– Ah oui… Vous êtes formatrice pour les nouveaux mutants, c’est ça ? Enfin, c’est ce que j’ai cru comprendre en regardant un peu votre parcours. Si le rendez-vous tombait dans mes horaires de travail, je vous l’aurais signalé mais c’est vrai que je suis assez libre aussi pour la gestion de mon emploi du temps. – Bon ça y est, elle va me prendre pour un glandeur professionnel. J’ajoute avec un sourire : – Je préfère travailler le soir alors tout va bien.

Même si ça ne veut pas dire que je vais travailler ce soir, voire que je vais travailler tout court aujourd’hui car je risque d’avoir la flemme après un brunch, mais les gens vont vite à tirer des conclusions définitives pour tout et n’importe quoi donc il faut leur dire ce qu’ils veulent à priori entendre pour se faire une opinion définitive pas trop mauvaise. Pas que ça m’inquiète par rapport à moi, mais je ne veux pas non plus donner une mauvaise réputation à mon employeur en faisant l’idiot.

Je crois que je ne m’en suis pas trop mal tiré, ou que je me suis bien rattrapé sur les raisons de ma disponibilité. Elle me dit simplement « comprendre », à priori, pourquoi je préfère travailler le soir, plutôt que me faire une remarque sur le fait que c’est étrange ou me signifier qu’elle trouve plus efficace de se lever tôt et autre remarque agaçantes qu’aiment faire les gens pour montrer à quel point ils font mieux que vous. Je ne sais pas si elle comprend vraiment, puisque, si elle était comme moi, elle « comprendrait » tout court, mais elle essaye au moins de rester sympathique et accessible. Je me demande un instant si ce n’est pas un genre de compassion pour quelqu’un de bizarre mais qu’il faut cependant chercher à séduire. Ce qu’elle modifie toutes mes analyses. Elle me voit comme une personne qui travaille spécifiquement la nuit pour pratiquer la magie. J’entrouvre légèrement les lèvres, assez perplexe par cette affirmation si assurée et si soudaine. Sait-elle que mon étude de la magie dépasse la théorie ? Non, à moins d’avoir eu accès à des fichiers secrets du laboratoire dans lequel je travaille. Suppose-t-elle juste que c’est un cheminement logique pour quelqu’un qui a dédié son mémoire à la magie ? Peut-être. C’est le plus probable. Je ne devrais pas m’affoler et ne plus rien oser cacher en partant du principe que je suis déjà découvert. Elle teste certainement. J’aimerais donc lui dire qu’elle a tort et que je ne fais pas de rituels nocturnes mais elle me perturbe encore en me demandant d’attendre pour sortir un étui à lunettes et poser des lunettes rouge sur son nez. Elle me demande ensuite si « c’est mieux ». Je ne sais pas si je deviens rouge à ce moment, mais je suis franchement gêné de comprendre que j’ai laissé paraître mon malaise quand je l’ai regardée dans les yeux et qu’elle en a apparemment l’habitude au point de se cacher de suite et même de s’excuser pour sa mutation. Je m’exclame précipitamment :

– Non, non ! Ne vous excusez pas, enfin, vous n’avez pas à vous excuser d’avoir une mutation. Je suis vraiment désolé si j’ai eu l’air gêné en vous découvrant, c’était juste de la surprise, mais ne portez surtout pas de lunettes en intérieur pour moi. Et puis, vous n’avez pas un regard si bizarre que ça non plus. Je n’ai jamais eu aucun problème avec les mutants.

Cette fois, je suis vraiment gêné. Sa démarche laisse à penser qu’elle a l’habitude d’être rejetée et je ne vois pas comment elle pourrait penser que je ne me démène pas juste pour être gentil, comme la plupart des gens qui jugent sévèrement mais atténuent leur discours dès qu’on les met face à leur cruauté. S’il y avait vraiment un problème, je ne lui aurais pas particulièrement caché mais là, ce sont juste des yeux un peu particulier, rien de très grave, surtout si la raison est une mutation et non une maladie mentale. Elle me propose ensuite de m’en dire un peu plus sur ses capacités. Forcément, je ne vais pas lui dire « Non je ne souhaite pas, je m’en fiche », donc je suis obligé de dire :

– Je veux bien en apprendre un peu plus si vous avez envie de me le dire. On dirait que cette mutation n’a pas toujours été facile à porter pour vous.

Moi aussi je peux faire des "suppositions". C’est toujours plus « rassurant » quand une personne vous laisse la main et je ne suis pas certain que ce soit de la stratégie. En fait, la conversation a à peine commencée qu’elle est déjà vraiment étrange. Je pensais venir pour avoir à répondre à des questions et parler de moi, et je me retrouve à devoir proposer à celle qui m’a invitée de se confier sur sa mutation, vu qu’elle semble en éprouver le besoin. Non, c’est peut-être un moyen de me mettre en confiance justement. Peut-être pas un moyen conscient, mais un moyen quand même. Je n’en sais rien. Je crois que je dois rester vigilant. Je n’aime pas trop qu’elle ait précisé le fait d’être « recensée ». Je n’ai encore parlé de ma mutation à personne, mais je n’aime pas me retrouver dans une conversation qui porte sur un sujet que je dois cacher, en tout cas, à quelqu’un comme elle, qui vient du gouvernement. Je ne cache pas une mutation folle, et elle est si récente que ça n’est pas un manquement très grave, mais je le cache quand même, et si elle le sait, elle risque de me mettre la pression pour que je me signale en tant que mutant.
Le serveur nous interrompt pour demander ce que nous voulons. Lady Hartley se décide assez vite, sans doute qu’elle avait pris connaissance de la carte au préalable ou connaissait juste le lieu. Je regarde la carte pour donner une réponse le plus rapidement possible. C’est juste affreux de devoir faire un choix avec des gens qui vous fixent et attendent. Apparemment, l’ambiance est au chocolat chaud, qui semble une spécialité, je m’accorde donc sur Lady Hartley afin de ne pas me perdre dans les méandres de la carte, et comme elle a pris un aliment sucré en complément, j’opte assez à la hâte pour un fraisier, qui ne semble pas trop excessif avec un chocolat chaud déjà parti pour être bien sucré. C’est peut-être un peu étrange à cette heure de la journée mais bon, je ne mange jamais le matin alors je pourrai bien manger n’importe quoi à cette heure. Je suis bien plus intéressé cependant d’entendre que mon interlocutrice demande d’ajouter du champagne, je craignais un peu un entretien sans alcool, et il n’y a rien qui m’angoisse plus que parler avec quelqu’un plus d’une heure sans alcool.

L’existence des mutants ne m’a jamais vraiment dérangé. Je comprends que l’on puisse en craindre certains, mais je ne comprends pas que l’on puisse chercher à les supprimer définitivement. Si des personnes peuvent bénéficier d’un pouvoir à la naissance, tant mieux pour elles. C’est un avantage plus visible que d’autres, moins facile à nier pour les envieux, mais il n’y a jamais eu d’égalité entre les êtres vivants d’une même espèce. Je conçois la gêne de passer pour un sous-humain quand on ne possède rien, se dire que nous n’avons pas ce petit truc en plus qui pourrait nous avantager, mais les mutations sont aléatoires. Il y a autant de chances d’obtenir une mutation particulièrement puissante que d’être un génie. Comme on ne trouve pas un génie à tous les coins de rue, on ne trouvera jamais une mutation parfaite pour chaque corps de métier. Aujourd’hui, la donne a changé bien sûr. Les humains « simples » sont devenus minoritaires. Cependant, il y aura toujours des mutants pour vouloir une profession sans aucun lien avec leur mutation, comme il existe déjà des personnes qui s’acharnent dans des domaines pour lesquels elles n’ont aucun talent, et la progression de la science comme de la technologie permet de réduire considérablement les différences de force pour pouvoir combattre au côté de mutants très résistants ou même contre eux. Et, c’est sans considérer que la plupart des mutés ne développeront probablement jamais tout le potentiel de leurs capacités, car ce serait un effort que la plupart des gens sont incapables de faire. C’est bien plus facile de rester devant sa télé et ses jeux vidéos à rêver de ce qu’on pourrait être si on en avait la volonté, en prenant le risque d’échouer, d’avoir la confirmation de sa médiocrité.

Depuis quelques mois, j’ai une mutation, et je ne vois vraiment pas ce qu’elle va apporter de différent à ma vie, si ce n’est des problèmes. Est-ce que je finirais comme Tessa Hartley ? Incapable de me souvenir d’une époque sans ma nouvelle vue ? Peut-être. Si je commençais à utiliser mes yeux pour tout et n’importe quoi, ce serait probablement une liberté de point de vue dont il deviendrait difficile de se passer mais, il s’agit d’une manière altérée de voir les choses que je peux, heureusement, contrôler. J’ai estimé par exemple que je pouvais avoir une vue égale à celle d’un aigle, mais ce n’est pas permanent, autrement, comme un aigle, je ne pourrais plus rien voir de près ce qui serait un profond handicap pour une personne qui ne passe pas sa vie dans les airs. Je hoche doucement la tête aux propos de la femme au regard troublant. Elle termine en dénigrant son métier, en le réduisant à un poste de simple secrétaire. Je suppose encore une fois que cette fausse modestie a pour le but de me mettre à l’aise en atténuant toutes les implications de son pouvoir, en m’empêchant d’y réfléchir plus en détail. Elle n’est pas à l’aise avec ça elle même d’ailleurs puisque, comme elle l’a souligné avant, c’est une capacité « qui fait peur ». Les gens n’aiment pas penser qu’ils peuvent être sondés facilement, ce qui est amusant quand on voit à quel point la plupart ont un fonctionnement très simple et prévisible. Au fond, je crois qu’ils le savent mais veulent pouvoir être trompés dans leur perception d’eux-mêmes.

– Les gens trouveront toujours agressant une perception du monde différente, ce n’est pas seulement une question de mutation.

J’ai prononcé ces mots avec un léger sourire. Je veux juste lui faire comprendre que ça m’est indifférent qu’elle ait des interactions cognitives plus rapides que la moyenne. C’est certainement prétentieux de ma part mais il n’y a pas encore eu de personne pour me donner l’impression de m’écraser par son intelligence supérieure. Je ne suis pas le meilleur pour retenir un tas d’informations par cœur mais je me débrouille pour retenir ce qui m’intéresse et solliciter les connaissances qu’il faut quand j’en ai besoin. Si elle a de bonnes capacités d’analyses, j’en serais ravi, je trouve que la plupart des gens n’en ont pas. Je n’en dis pas plus quand à ma curiosité cependant. Je préfère rester prudent sur ce qu’elle pourrait analyser de moi, justement même si, je ne pense pas être particulièrement simple à suivre, on me l’a assez souvent dit. Elle s’avance en m’expliquant rapidement les circonstances dans lesquelles elle a pu découvrir mon mémoire. Elle me flatte un peu sur son contenu, même si je ne pense pas mériter un « impressionnant » pour ce travail de collecte et mes réflexions un peu vaseuses pour « faire de la ligne » et avoir l’air plus profond que la réalité. Je reste donc très neutre en hochant vaguement la tête, faute de savoir comment réagir à ça. Elle s'étonne ensuite de la manière dont j'ai pu me débrouiller pour obtenir les financements de mon étude bizarre. Je ne sais pas si cette question a un but louche caché, mais pour le moment, ça ne m'a pas l'air dangereux d'y répondre avec assez d’honnêteté.

– C’est vrai que je suis passé pour un étudiant assez bizarre auprès de pas mal d’enseignants. J’ai eu la chance d’en trouver un qui a bien voulu me laisser carte blanche là-dessus. Je n’ai malheureusement pas fait de grandes découvertes mais je crois que la question méritait d’être posée et je m’étonnais que ça n’ait pas été fait. J’ai dû bien argumenter puisque le directeur de recherche que j’ai finalement trouvé a été gagné par la curiosité de savoir aussi. Ce n’était pas un choix par ambition particulière, je voulais juste valider mon année et je ne pensais pas forcément aller plus loin dans la recherche. J’étais parti du principe que je n’avais pas les contacts pour ça de toute façon, donc je voulais juste pouvoir passer du temps sur quelque chose qui m’intriguait vraiment. Après, en prenant un domaine complètement nouveau, je ne prenais pas trop de risques, j'étais assuré de signer la meilleure étude du secteur.

Je termine avec un petit rire. J’essaye d’atténuer, moi aussi, les raisons de mon choix, qui étaient de m’assurer la paix avec un effort moindre : faire ce qui nous plaît et sans aucun rival auquel se comparer. La compétition n’a jamais été particulièrement mon truc. Si je peux aller sur un chemin qui n’a pas encore été exploré, je le suivrai presque toujours et ce n’est généralement pas le meilleur gage de réussite, mais je m’en fichais car, justement, j’avais d’autres plans pour mes projets en solitaire avant de me faire recruter par un grand laboratoire. Mon originalité a finalement attiré l’attention mais ça n’était pas du tout volontaire, dans un monde à peu près prévisible et normal, ça a plutôt tendance à faire peur. J’imagine que Lady Hartley l’a également souligné pour essayer d’entrevoir aussi ce qui avait poussé mes employeurs actuels à me contacter et j’ai peut être ouvert une porte en répondant, mais j’ai déjà réfléchi à cette éventualité de toute manière, je sais quoi dire.

Je plaisante pour essayer de détourner le sujet, pour en minimiser l’intérêt. Les personnes avec lesquelles je peux parler franchement sont rares, je préfère rester évasif pour éviter l’ennui d’être mal compris ou, au contraire, trop bien compris par une personne qui ne pourrait pas m’approuver. Je ne suis pas convaincu que Miss Hartley m’approuverait, et je n’ai pas envie de lui donner envie de me surveiller davantage. J’aimerais que cette rencontre puisse la décourager, même si je reste encore ouvert à la possibilité d’avoir une discussion intéressante ou, au moins, instructive. Je lève donc mon verre de champagne à ses félicitations, d’un geste nonchalant, avec un petit sourire, avant de boire une gorgée. La suite de ses paroles me donne un nouveau challenge. Sa remarque est pertinente. Elle ne sera pas facile à duper et il fallait s’y attendre étant donné son statut et ses compétences. Elle essaye d’évaluer mon niveau de conscience. J’essaye souvent de passer pour plus naïf que je ne le suis, parce que les gens sont naïfs. Ils se contentent de peu. Ils ne creusent pas beaucoup, et si vous le faites pour eux, vous les désarmez et passez pour un être étrange. Cette posture ne tiendra pas avec Tessa Hartley, qui n’a décidément rien d’une simple secrétaire ou même gestionnaire. Je peux continuer à jouer l’idiot bien sûr, mais j’ai beaucoup de mal à le faire devant quelqu’un d’un tant soi peu intelligent. Une histoire de fierté mal placée que je devrais bien payer un jour.

Oui, les gens qui se tournent vers la magie sont généralement les frustrés de la mutation qui n’ont pas les moyens de compenser avec de la technologie, et dans ce monde en plein changement, les cartes sont d’autant plus redistribuées : plus de candidats pour chercher à se trouver un pouvoir ou compenser une mutation ridicule. La magie avait peu d’intérêt pour le monde quand je m’y suis intéressé. C’est parce qu’elle en a aujourd’hui qu’un laboratoire est justement venu me trouver. Je suppose que sa question n’est pas innocente. Elle soupçonne probablement que mes employeurs actuels cherchent à exploiter mes compétences. Elle voudrait sans doute me récupérer pour leur retirer cet avantage : il n’y a rien de plus imprévisible et inquiétant qu’un ennemi avec une bonne connaissance de la magie. Pour le moment, je suis loin d’être d’une grande utilité aux Mansell. Je reste discret sur une partie de mes découvertes. Je n’ai rien décidé. Je sais juste que je ne veux pas partager ce que je considère comme un avantage stratégique avec n’importe qui. Dans un premier temps, j’essaye d’éluder sa question en faisant tourner distraitement mon verre entre mes mains.

- C’est vrai, je risque d’avoir de la concurrence, mais je ne suis pas à la recherche de publications à tout prix. Comme je l’ai dit, je voulais juste un moyen de passer mon diplôme tranquillement. Pour le reste, je n’ai jamais trop aimé tout ce qui est académique, alors je laisserai volontiers la place à d’autres.

Jusque-là, rien de difficile. Je m’autorise donc une autre gorgée. Même si mon interlocutrice a visiblement du mal à le considérer, je ne suis pas intéressé par les classements, ou la notoriété. Je ne suis pas intéressé d’être jugés par mes pairs, parce que j’estime que l’essentiel des jugements sont basés sur des biais qui ont peu de valeurs pour moi. Tout ce que je veux, c’est réussir. Réussir, c’est avoir la possibilité d’agir sans avoir à attendre l’aval de qui que ce soit.

- C’est un domaine d’étude qui m’intéresse, donc je n’ai jamais arrêté de l’étudier mais… comme je l’ai dit, je n’aime pas ce qui est académique, et la magie présente une complexité qui ne peut pas convenir aux protocoles de ce milieu. J’ai essayé de trouver des règles absolues, et il n’y en a pas. Les loas… sont instables. Vous ne pouvez pas prédire leur humeur avant de les invoquer, ni leurs conditions, ni votre compatibilité avec eux. Il est difficile de sourcer le nombre d’accidents arrivés après une invocation réussie, en proportion de celles où la relation avec les esprits s’est bien passée. Les faits divers les plus fiables recensent essentiellement les premiers cas. – Quand les choses se passent « bien » pour l’invocateur, ça a tendance à se passer mal pour quelqu’un d’autre, donc, évidemment, personne ne va se vanter d’avoir réussi un envoutement ou un maléfice qui est passé tout à fait inaperçu. - Je sais qu’ils présentent un potentiel intéressant, mais je ne suis pas certain qu’un laboratoire puisse en tirer grand-chose. C’est ce que je dirai en toute honnêteté.

C’est ce que j’ai dit, en partie, au laboratoire Mansell, avec un air moins catégorique et dissuasif, mais en leur signifiant cependant qu’ils ne devraient pas s’attendre à des miracles. Pour l’avertissement au sujet des loas, je reprends les mots d’une sorcière que j’ai rencontrée à la Nouvelle-Orléans, une ancienne connaissance de ma tante, et c’est presque déjà un certain honneur que j’accorde à Miss Hartley car les savoirs magiques sont généralement bien gardés par ceux qui les pratiquent, et réservés aux seuls initiés. Une chose que je ne dirais pas d’ailleurs, et bien entendu, est qu’il existe un certain nombre de codes à suivre très scrupuleusement pour ne pas se mettre en danger avec les loas que l’on invoque.