Robots et rats [Jayden]

Je suis encore arrivé au travail en retard et on ne m’a toujours rien dit. Ça devient une habitude. Mon horaire se décale subtilement d’une dizaine de minutes toutes les semaines. Ma journée n’est pas loin de commencer à 11h, mais c’est pas mal ça, 11h, je pense que je vais essayer de ne pas aller plus loin dans mon dépassement. C’est le genre de choses qu’on pardonne à un chercheur qui n’a, après tout, pas besoin d’être à un endroit précis pour réfléchir et ne fera pas une nouvelle trouvaille par heure non plus. Je commence à m’habituer à ce nouveau boulot, un peu moins au climat hivernal de New-York mais si je peux rester aussi libre de faire ce que je veux, j’accepte de supporter le froid pour quelques années encore. La patronne est un peu fantasque et je ne comprends pas très bien sa politique qui consiste à estimer que tous les projets qui l’enthousiasment méritent d’être financés, mais tant qu’elle ne se mêle pas d’imposer des idées peu fonctionnelles à mes expériences, c’est plutôt un avantage : j’étudie vraiment ce que je veux et même des expériences complètement personnelles sur l’intelligence de mes rats l’amusent alors que, très honnêtement, tout le monde s’en fiche. Je ne connais pas encore très bien mes autres collègues parce que j’évite la cafétéria. Il y a toujours des choses plus ou moins utiles que je préfère faire seul dans mes moments de pause, pas vraiment parce que je n’aime pas fréquenter du monde, mais je ne me sens jamais assez détendu dans un lieu de travail pour avoir envie d’être particulièrement social. Et après tout, le meilleur moyen de se faire des ennemis, c’est d’abord de se faire des amis, donc il vaut mieux s’en faire qu’on est certain de pouvoir quitter vite. Après, je dis ça, mais j’ai des contacts professionnels réguliers avec d’autres scientifiques du coin. J’ai très vite compris que le labo dans lequel Caden avait réussi à me recommander était pas des plus légal. Quel établissement légal pouvait accepter de me laisser mener des études sur le vaudou, sur de la quasi magie noire, franchement ? Mis à part quelques trucs moraux douteux, ça a beaucoup d’avantages. Les clients veulent des choses qui fonctionnent, tout simplement, et ne prennent pas la tête avec des histoires de protocole et d’éthique d’ailleurs, ce qui implique des projets plus ambitieux et intrigants. Donc, je suis toujours intéressé de savoir ce sur quoi travaillent les autres pour leur « piquer » des choses intéressantes, avec leur accord bien sûr, afin de les étudier de mon côté.

Là, j’essaye d’évaluer l’effet d’un sérum de super résistance sur un rat du laboratoire, pour savoir à quel point je peux drainer de l’énergie magique dessus avant de le tuer. J’y vais petit à petit histoire de mesurer la limite précise. Dans une petite cage devant moi, le rat albinos est loin de se douter de ce qui se prépare. Pour le moment, je ne note pas de signes de stress anormal qui pourrait indiquer de l’épuisement ou de la douleur, à un stade où j’en perçois habituellement. Après, ce n’est pas comme si c’étaient des animaux très expressifs non plus, alors allez savoir si je n’ai pas juste affaire à un rat un peu plus insensible que d’autres. Je me dis que la mutation étrange qui s’opère dans mes yeux depuis quelques semaines pourrait bien m’être utile. Comme j’ai découvert malgré moi que je pouvais voir à travers les choses, peut-être que si je peux regarder dans son corps… J’hésite un peu. J’ai eu beaucoup de mal à retrouver une vision normale quand ça s’est déclenché tout seul, et c’était horrible. Ceci dit, il faudrait bien que je sache m’y adapter à un moment, ce serait dommage de ne pas le faire, c’est quand même potentiellement bien utile. Je fixe donc le rat en essayant de me concentrer pour entrevoir précisément son cœur.
« Tu es son assistant ? »
Une voix de fille, tout près. Mince, l’angoisse. Je ne sais pas de quoi elle parle, je ne sais pas qui c’est, je ne peux pas relever les yeux tout de suite parce qu’elle va voir qu’ils sont bizarres, d’une part, et de l’autre, je risque de ne pas voir grand-chose tant qu’ils restent bizarres.

– Heu… Oui… Je... heu… Attend...

Bon du coup, je passe pour bizarre, mais on va dire que c’est pas comme si ça n’avait pas tendance à arriver chaque fois qu’on me surprend alors que je n’y suis pas préparé. Je me redresse un peu, le regard toujours fuyant, en faisant semblant de chercher un truc. Je dois vite retrouver une vue normale, mais c’est pas évident dans une situation de stress. Elle me donne son nom complet, ce qui semble indiquer qu’elle est de la famille de Leora Mansell. Génial, une personne sans doute importante et je rate complètement la première rencontre. Qu’est-ce que je peux faire semblant de chercher ? Je vois rien. Enfin si, je vois à travers les tiroirs mais je vois pas ce que je pourrai trouver d’urgent à faire. Peut-être ranger la patte de faisan séchée que j’ai dans la main ? Ouais, je crois que ça peut se justifier.

– Désolé, c’est rien… C’était juste pour... un truc… – Je ne sais pas si elle est au courant pour le vaudou. – Tu es de la famille de Leora ?

J’essaye de gagner du temps. J’ouvre le tiroir, j’arrive enfin à retrouver une vue normale, comme si je contact avec la poignée m’avait ramené à la réalité que je devais avoir devant les yeux. Je jette le gri-gri dedans et je regarde enfin la jeune fille blonde devant moi droit dans les yeux.

– Jayden, enchanté. – Comme elle m’a demandé si je travaillais sur un truc cool, j’essaye de poursuivre le plus naturellement possible, en ayant l'air de plaisanter un peu même - vive le taré lunatique auquel je dois ressembler - mais en restant prudent pour le moment : – Et ça dépend, est-ce qu’un projet qui implique un rat, une patte d’oiseau et… une bouteille de rhum, a l’air d’un truc cool ?

Oui, parce qu’il y a cette bouteille de rhum à peine entamée ouverte sur la table aussi qui risque de faire une impression très moyenne, même si je suppose quand même que, vu les expériences bizarres qu’on est autorisés à faire ici, je ne risque pas de voir n’importe quelle personne se balader dans le coin.

La sœur de Leora, rien que ça. Je crois que je n’étais pas au courant qu’elle en avait une. J’ai tendance à me souvenir de la plupart des choses qu’on me dit, mais je n’écoute pas grand-chose en général, donc j’ai dû passer à côté de l’information. Je n’ai donc pas la moindre idée de l’importance de cette sœur, son activité, et de si je suis censé avoir une réaction particulière par rapport à ça. Elle me demande rapidement si je suis « le mec du vaudou », ce qui me permet au moins d’en déduire qu’elles sont assez proches et qu’elle ne s’est pas glissée en cachette dans le laboratoire. Comme je retrouve une vue normale, je peux enfin la regarder. Oui, elle semble à l’aise avec le terrain. En l’évaluant rapidement, je dirais qu’elle est un peu plus jeune que Leora et plutôt jolie aussi, dans un autre genre, moins halluciné peut-être.

– Oui, je suppose que c’est moi, je réponds sobrement, encore un peu trop pris de court.

Ce n’est pas parce qu’elle a une idée de mes activités magiques qu’elle en a forcément une bonne opinion ou un réel intérêt pour, donc je ne veux pas m’emballer. Beaucoup de gens posent des questions juste pour poser des questions, avec un vague intérêt à la base qui s’estompe dès que tu prononce une phrase de plus de trois mots. J’ai beaucoup de mal à savoir le genre d’interactions qu’ils attendent réellement donc, faute d’avoir la réponse, j’essaye de réduire au maximum l’interaction, histoire de ne pas passer pour un con qui raconte des trucs perchés, car c’est toujours le piège. On te pose une question, puis on finit par rouler des yeux et assener un « t’es bizarre » ou encore pire, le « ah d’accord... » plat qui veut tout et rien dire en même temps. A force, je reçois les conversations forcées comme une occasion de me mépriser. Je n’en suis pas au point de paniquer à cette idée, c’est juste que ça me gonfle. J’essaye quand même de paraître sympa en lui donnant un minimum le ton de ce que je suis en train de faire. Si elle a dans l’idée de me trouver louche, elle pourra le faire tout de suite et ce sera mieux pour tout le monde. Après ce qui semble un instant d’hésitation, elle déclare finalement que son attention est retenue avec le rhum. Bon, si elle aime boire, elle ne doit pas être trop chiante déjà. Je n’ai pas le temps de lui rendre son sourire faute de réagir assez vite et, surtout, elle me laisse un peu perplexe en me demandant si c’est une récompense pour le rat. Je crois qu’elle veut plaisanter. Je ne sais jamais comment plaisanter avec des inconnus. C’est comme pour les questions et les explications, si tu ne dis rien, ils vont dire que tu n’es pas drôle, si tu essaye de plaisanter, ils ne vont souvent pas réagir tout court et bien faire sentir que la plaisanterie n’était vraisemblablement pas la bonne. Comme elle poursuit juste après avec une autre suggestion, je me sens plus à l’aise pour répondre sérieusement : je peux passer l’histoire des rats, et je n’aurais donc pas à la corriger sur le fait que l’alcool peut leur créer des dégénérescences cérébrales, ce qui va sans doute l’ennuyer.

– En fait, c’est pour les loas… Les esprits du vaudou ont plutôt bon goût, j’ai tout de suite su que je pouvais bien m’entendre avec eux. – J’arrive enfin à placer un sourire et ce qu’elle recevra peut-être comme une plaisanterie. Après, ils ne peuvent pas vraiment consommer leurs offrandes mais ils aiment bien les sentir.

Je prends un verre de shot et je verse un peu de rhum dedans, un martiniquais quinze ans d’âge en fût. Je le tends vers Waverly puisqu’elle semble être une amatrice, afin qu’elle puisse juger de son odeur.

– Plus la qualité est meilleure, plus on a des chances de leur plaire mais c’est plutôt une bonne chose pour nous humains qui allons les consommer ensuite. Il ne faut juste pas oublier de le faire à leur santé, sinon ils pourraient mal le prendre.

Je ne suis pas sûr que ça le fasse d’avoir l’air de proposer de l’alcool à la sœur de la patronne donc je reste à la limite. Elle peut considérer que je lui offre mais si elle me pose la question avec un air sévère, je lui dirais que c’est bien juste pour le sentir et rien d’autre. En tout cas, la jeune fille n’a pas encore l’air de vouloir me fuir, au contraire, elle s’installe devant mon bureau et revient sur mon travail, en plaisantant encore un peu. J’essaye de me détendre davantage aussi.

– Ah, je savais bien que j’étais devant une personne de pouvoir ! – Puis, je reprends plus sérieusement : – J’ai injecté à ce rat un sérum de super-résistance qui a été mis au point par un collègue bio-chimiste et je voulais voir si cette résistance avait aussi un impact sur l’énergie vitale, et donc la durée de vie. La magie vaudou fonctionne avec cette énergie, ce qui permet d’éviter d’attendre quelques années pour avoir la réponse des effets longs termes sur un rat. Et… en fait quand tu es arrivée, j’étais assez concentré pour repérer le moindre signe de faiblesse chez le rat et éviter d’atteindre vraiment sa limite vitale. Mais je venais de commencer, donc rien de grave.

Il n’y a jamais d’explication simple et courte pour des choses qui n’ont rien de simple, c’est ce qui m’inquiète toujours quand les gens me posent des questions. J’aurais beaucoup de choses à dire et à préciser pour donner une réponse correcte mais je fais en sorte d’être synthétique et d’attendre d’être encouragé à poursuivre ou d’être orienté par des questions. Pour l’instant, je reste au maximum en surface. La raison du pourquoi de mon expérience n’est pas tout à fait vraie mais je suis assez content de celle que je viens d’improviser pour le moment, je me trouve moi-même super utile dans les tests sur ce sérum au final, et j’ai même trouvé par la même occasion comment justifier mon attitude bizarre en début de rencontre par une autre semi-vérité, après tout, j’étais effectivement concentré à ne pas puiser toute l’énergie de l’animal trop vite et donc rater complètement l’analyse de ses limites. Je précise quand même que son intervention n’aurait pas posé problème dans tous les cas, pour qu’elle n’ait pas l’impression que je suis en train de lui faire un reproche, surtout qu’elle a l’air de le trouver mignon, ce petit rat.