Vers de nouveaux horizons

Je ne suis pas extrêmement certain de penser ce que je dis. J’essaye juste d’utiliser un genre de code social pour donner l’impression à l’autre que l’on s’ouvre à lui en disant quelque chose qu’il pourrait avoir envie d’entendre sur nous. Dans ce cas précis : essayer d’avoir l’air un peu plus humain, le fameux cliché du retour à une vie simple malgré l’argent et la célébrité. Bon… pour l’argent, on laisse tomber, je ne sais pas ce que c’est être pauvre et ça ne m’intéresse pas de le découvrir un jour, mais Theo peut partir dans n’importe quelle interprétation puisqu’il ne sait pas vraiment d’où vient ma fortune. Ça n’est pas très évident dans ma situation actuelle, mais j’ai un certain talent pour obtenir ce que je veux des gens. Je sais très bien mentir et me faire passer pour ce que je ne suis pas. Un truc que j’ai compris dès que j’étais gamin pour tromper les adultes, comme se faire pleurer sur commande. Je sais devenir mon opposé, passer pour faible et innocent, ou me faire passer pour le faux protecteur d’un type que je prévois de détruire. Je peux me faire passer pour un tas de personnes tant que j’ai un rôle prévu sous la main et Theo me rappelle qu’il en a eu un aperçu avec ma prestation du garde de prison, mais devoir être constamment quelqu’un d’autre, c’est assez fatigant et si j’essaye d’être plus naturel avec Theo, c’est parce que je n’ai pas de rôle prévu pour lui. Je voulais juste le sortir de prison. La suite est un étrange manque d’anticipation, un truc qui m’échappe et que je n’arrive pas très bien à définir. Au moins, quand je sais « qui » je joue, je sais ce que la personne croit savoir de moi et pourquoi. Pour en revenir à mon propos maladroit, Theo n’est pas assez idiot pour tomber dans le panneau d’une affirmation émotionnelle que j’ai moi-même assez mal gérée. Mais qui y croirait après tout ? Avec mon pouvoir, je peux changer d’apparence sur commande. J’aurais pu le faire à partir du moment où j’avais décidé de sortir en ville avec lui.

- C’est vrai, je peux ajouter garde de prison à mes compétences de camouflage !
Je me reprends sur le ton de la plaisanterie, mais je me sens quand même un peu con.
- Changer d’identité, c’est assez simple avec mes capacités donc je suis très idiot de ne pas l’avoir fait hier… Je...

J’appuie le bord de mon pouce sur ma lèvre avec lassitude. Qu’est-ce que je vais bien pouvoir dire maintenant ? Peut-être qu’il est temps d’arrêter de retenir Theo chez moi, non ? De limiter les dégâts ? Je fais n’importe quoi. C’est même pas sa faute, ça aurait pu être quelqu’un d’autre que ça aurait rien changé, non ? Je plante soudain mon regard dans le sien en me reposant mentalement la question. Est-ce qu’une autre personne aurait pu y changer quelque chose ? Bon, si elle avait pas été une potentielle relation sexuelle, c’est sûr que j’aurais pas essayé de l’impressionner avec ma célébrité… J’ai voulu profiter du fait d’être connu et admiré en oubliant complètement la partie du plan qui consistait à cacher l’identité de Theo. J’ai bu au-delà des limites que j’aurais dû m’autoriser aussi, étant donné la situation. Ceci dit, Theo non plus ne s’est pas beaucoup inquiété des conséquences avant qu’elles nous reviennent en pleine face ce matin. Je remarque le T-shirt qu’il porte et la phrase débile dessus. Est-ce qu’il l’a fait exprès ou est-ce qu’il l’a pris sans le lire ? Je crois que je n’arrive plus à me fixer des limites claires parce qu’il n’en a pas beaucoup non plus, à un niveau pas forcément rassurant non plus, au final. En même temps, s’il est retrouvé en prison, ç semble une conséquence de ce genre d’attitude, celle de se laisser porter dans des trucs louches trop facilement, d’une certaine façon. On peut être condamné à tort, mais on ne se retrouve jamais dans des situations bizarre par un hasard total.

- On t’a déjà dit que tu exerçais une influence bizarre sur les gens ? - C’est pas que je me pense une personne infaillible, mais presque, en fait. - J’ai du mal à savoir quelles sont tes limites. J’ai l’impression que rien de ce que je pourrais faire ou dire n’arrivera à te choquer vraiment et… du coup, je ne sais pas vraiment quoi faire.

Bravo pour l’éloquence. Je vais pas tomber dans le niais en disant que Theo est le premier problème sans solution auquel je pense, là, tout de suite mais c’est quand même mon plus gros problème actuel et je ne sais pas comment le gérer. Il est là. Le temps passe et il est encore là. Je n’irais pas dire qu’on a partagé une complicité spéciale vu qu’au final, on s’observe avec méfiance en ne se comprenant pas forcément depuis hier, mais… il est quand même toujours là. Il ne m’a pas donné de raison de le faire partir. Il ne m’a pas énervé assez pour ça. Ses questions parfois agaçantes n’étaient que des questions, pas des jugements qui vous font sentir que la personne n’a pas envie de rester avec vous. J’ai quand même de la retenue parce que, souvent, les gens qui font ce genre de choses sont juste incapables d’être assertifs, ils se laissent entraîner dans n’importe quoi, façonnent leur personnalité à partir de ce qu’ils perçoivent des attentes de l’autre, et ne sont rien d’autre qu’un reflet trompeur, sans âme, de ce qu’on aurait voulu voir en eux. J’ai pas envie de tomber dans ce genre de choses. J’ai pas non plus envie qu’il puisse me le reprocher plus tard, et que je puisse me le reprocher aussi. En même temps, j’ai pas envie de le faire partir et je ne suis pas devin. J’aurais aimé que Theo prenne une décision pour moi. J’avais décidé de m’en tenir à ce genre de choses depuis des années, laisser l’autre croire qu’il choisissait pour moi et ne pas m’impliquer dans la moindre relation. Mais, cette fois, ça ne marchera pas, parce que si les choses sont allées trop loin hier, c’est entièrement ma faute. Ce n’est pas Theo qui est venu vers moi au bar et si je décidais de le laisser partir maintenant, il ne chercherait probablement pas à me faire changer d’avis. C’est agaçant. J’essaye d’envisager avec sérieux la possibilité de le faire partir maintenant. Ce serait clairement le plus simple. On met un terme définitif à ces imprévus bizarres. Je me lève de mon siège et je soupire pour moi-même, peut-être un peu trop pour qu’il ne se voit pas encore comme un genre de gêne. En même temps, c’est ce qu’il est : un problème sans solution. Enfin si, il y en a une.

- Bon... Je suppose que je devrais m’en tenir à ce que j’avais prévu, t’emmener dans ton nouvel appartement et te permettre de retrouver la vie la plus normale possible mais…

Il n’y a pas vraiment de volonté dans mes mots. Je sais déjà en les prononçant que je ne vais pas le faire et qu’il n’y a aucune raison rationnelle à ça, rien d’autre que l’envie de prolonger la nuit d’hier.  Je glisse un regard vers Theo et je lui dis simplement :

- Je n’en ai pas envie.