Here is the past made me uncontrollable ~ Yitzhak Anavim / TERMINER

Avec la crise actuelle, je venais plus souvent à New-York et j’y restais aussi plus longtemps qu’avant. Personne ne savait vraiment ce qui avait provoqué les mutations massives de la population même si j’avais une petite idée sur la question. Sur le principe, j’étais plutôt pour, mais l’évolution trop brusque de la société causait de nombreux dégâts qui pouvaient aussi faire reculer la cause de Genosha. Les gens voudraient-ils garder leurs pouvoirs tout en risquant de perdre leur sécurité ? Pas dit. La plupart des gens avaient, au final, la mentalité d’un hamster nain, et aurait-on l’idée de donner des yeux laser à un hamster non ? Non, car il n’en ferait rien de très intéressant et il y a même des chances que cette capacité terrifiante et imprévue lui donne juste envie de courir se cacher dans un trou, un terrier, une cabane, ou je ne sais quoi d’autre, j’ai encore perdu le fil de mon développement qui était pourtant parti pour être super intéressant. Toujours est-il que j’essayais d’exploiter au maximum cette situation pour montrer que le modèle sociétal développé à Genosha ces dernières années pouvait s’appliquer à grande échelle dans la ville la plus importante des États-Unis. D’un point de vue personnel, ça me plairait bien de ne plus rester coincé sur une île paumée en Afrique pour vivre mon rêve de société parfaite. Pour atteindre ce but, il fallait réussir à convaincre les politiciens, toujours très frileux au changement, et la majorité de la population de la possibilité d’inventer un monde nouveau. Le sport était à ce titre un grand sujet de débat. Beaucoup d’athlètes avaient mutés et, selon les anciennes règles, ne pouvaient donc plus participer. Actuellement, les rencontres sportives avaient lieu en contraignant les nouveaux mutants avec des bracelets inhibiteurs, ce qui me semblait une parfaite absurdité dans un monde où une large majorité de la population avait des capacités surhumaines. Quel modèle pouvaient-ils encore représenter pour la population ? On entendait bien sûr les résistants débiles au principe d’organiser des rencontres sans bracelets inhibiteurs dire que les pouvoirs gâcheraient toute la beauté de l’activité, qui était de se surpasser grâce aux seules compétences de son corps. J’essayais de soutenir qu’une mutation n’empêchait certainement pas un entraînement régulier et que les équipes sportives utilisaient déjà les compétences particulières de leurs membres pour élaborer des stratégies. Pourquoi des clubs se battraient-ils pour avoir un sportif plutôt qu’un autre, par exemple ? Eh bien ça pouvait être pareil avec des pouvoirs ! Mais c’était novateur, et ce mot faisait peur, sauf pour vendre le dernier écran HD Ultra pour des heures d’inutilité dans ton canapé, à regarder du sport tiens !

Je n’étais pas follement intéressé par le match de football auquel j’étais venu assister, une simple rencontre entre clubs de la ville, vu qu’on évitait de faire venir des sportifs de l’extérieur, de crainte qu’ils se retrouvent aussi transformés. De manière générale, je trouvais le sport assez ennuyeux, ça manquait de vrais enjeux, c’est à dire de quelques vies en jeu. Mais il fallait faire bonne impression auprès des joueurs et sponsors que je devais rencontrer, donc j’étais venu assister à la rencontre avec Theo. Il ne m’avait pas fallu très longtemps pour me sentir impliqué dans le match (histoire de ne pas trop m’ennuyer quand même) et je m’amusais finalement plutôt bien à siffler les fautes et applaudir avec tout le monde, en critiquant la nullité de certains joueurs de vive voix, ou en disant au contraire à Theo combien il fallait persuader tel ou tel joueur d’intégrer une équipe 100 % mutante. J’utilisais souvent ma technologie de vue améliorée pour observer le détail avec précision, et je résistais aussi rarement à la tentation d’observer les gens à leurs dépends dans les gradins en face. Il se passait toujours des trucs marrants entre des coups de mou sur le terrain. Un mouvement un peu étrange, et plus inquiétant, attire cependant mon attention. Un mec seul n’a pas du tout l’air de participer à l’euphorie générale. Il semble même au bord du malaise. Je zoome rapidement. Avec 70 % de la population qui a muté, nous sommes de moins en moins à l’abri d’incidents, et ce serait la pire publicité pour mon intervention du jour. Après analyse rapide de la situation, ce n’est clairement pas un malaise normal. Il est agité, nerveux, entre les larmes et la colère, et semble pas loin de faire une connerie. Je pose ma main sur l’épaule de Theo pour qu’il tende l’oreille vers moi.

– Faut que j’aille vérifier un truc, je reviens.

J’aimerais bien me propulser jusqu’au type mais c’est pas le moment d’attirer l’attention donc j’avance le plus vite possible entre les gradins, en renversant peut-être quelques sauts de pop-corn et bières au passage, pas le temps de faire dans la finesse. J’hésite un peu sur la méthode d’approche par contre. Je n’ai pas la moindre idée du genre de pouvoir qu’essaye de contenir le jeune homme et le toucher par surprise pourrait le rendre agressif. Si sa mutation est trop puissante, même en la contenant, les gens verront tout de suite l’incident. Je ne peux cependant pas m’asseoir à côté de lui car tout est plein. Je prépare donc un bracelet inhibiteur que je garde toujours sur moi, caché sous ma peau dans mon bras, et que je saurais déclencher au moindre mouvement trop suspect. J’arrive derrière lui en posant mes deux mains sur ses bras avec douceur mais fermeté, au cas où il chercherait à résister, et je lui murmure :

– Hey ça va ? Tu veux sortir prendre l’air ?

Enfin, on est déjà plus ou moins dehors, mais bon, on se comprend, la foule et tout ça.

Quand le type se retourne vers moi, j’ai un instant l’impression de me retrouver face à une bête sauvage prête à se jeter à ma gorge. Sans avoir de grandes notions dans le dressage, je sais qu’il vaut mieux rester calme et impassible dans ce genre de moments. Je reste prêt à le neutraliser à tout moment. Un mutant à gérer, ça n’a rien d’une situation inédite pour moi. Ceci dit, il a l’air de se contrôler suffisamment pour ne pas craquer, et tant mieux. Son regard devient vide, absent. Je lui laisse le temps de se reprendre en gardant toujours une main serrée sur son épaule. Alors que je commence à relâcher mon emprise en le suivant vers la sortie, l’homme semble perdre à nouveau ses moyens. Des crocs se dessinent sous ses lèvres. Un genre de créature hybride visiblement, mais je me garde de tout jugement hâtif sur le potentiel de ses capacités. Parfois, on croit se retrouver devant un simple loup et le gars se révèle en fait d’une force sans commune mesure avec l’espèce qu’il semble imiter.

Il me confirme ne pas aller bien, avoir des pulsions et penser à son passé. Bah ? C’est pas le moment pendant un match enfin ! J’aimerais bien lui faire la remarque mais ça n’est pas vraiment adapté. Il veut sortir et il y a urgence à l’éloigner de la foule car aujourd’hui, ce n’est plus seulement un problème de mutant qui pourrait blesser des gens, c’est aussi une question d’éviter une catastrophe générale s’il attaque une personne capable de répliquer avec un pouvoir puissant et non maîtrisé. Les agents de sécurités ne sont pas encore assez bien équipés pour gérer au mieux ce genre de situation, pas assez bien formés non plus, puisque ça demande une expérience de terrain qu’ils ne possèdent pas encore. Je lui prends donc fermement le bras pour l’escorter, en bousculant les gens, toujours sans délicatesse mais en criant cette fois :

– Poussez-vous, il va vomir ! Poussez-vous !

Le genre de phrase magique qui justifie de donner par inadvertance un gros coup sur la tête à quelqu’un. Il faut bien qu’ils comprennent que je leur évite le pire !
On retrouve de l’air en descendant les gradins, et je le laisse reprendre ses esprits dans un espace isolé à l’extérieur. J’en profite aussi pour l’observer plus en détail. Jeune homme dans le début de la trentaine, bien bâti, pas le genre de type qu’on imaginerait avoir ce genre de malaise, ni se pisser dessus d’ailleurs. Aie. C’est super gênant. Il me lance tout penaud qu’il s’est un peu trop calmé, et je vois dans son regard qu’il est prêt à fondre en larmes comme un gosse. Je viens vraiment de récupérer un sacré cas. Gérer les situations à risque, ça me connaît, mais tout ce qui est problèmes émotionnels, c’est pas trop mon registre. Je me rapproche de lui, un peu affolé.

– C’est rien, c’est rien, t’inquiète heu… ça peut arriver. Attend… Viens…

Je regarde rapidement autour de moi et je repère un banc vers lequel se diriger pour s’asseoir. J’aimerais bien faire un truc pour ses vêtements mouillés mais même si je peux lui recréer des vêtements, ça risque d’être un peu bizarre comme opération donc je suis pas sûr de pouvoir lui proposer.

– Je reste avec toi, tout va bien se passer, d’accord ? Je suis un mutant de la première génération, je pourrai te contenir. Tu es venu tout seul ?

Quand on intervient sur des scènes d’attentats, ce n’est pas rare de récupérer des victimes et de devoir les rassurer un minimum même s’il y a généralement plus important que rester avec et que les secours ne sont jamais très loin. Là c’est un peu différent. Le jeune homme est à la fois menace et victime, je dois donc à la fois l’empêcher de faire une connerie et le rassurer. J’avoue que j’aimerais bien qu’il me donne une personne à contacter mais j’y crois pas trop. Il avait l’air vraiment seul dans les gradins, aussi étrange que ce soit pour ce genre d’événement.

Je laisse le temps au jeune homme de reprendre ses esprits, sans le brusquer. Ce n’est pas très grave si on ne parle pas, tant qu’il est calme. Il me dévisage, sans doute pour assimiler que je ne représente pas un danger, puis il grogne à nouveau, mais avec le sourire. Je suppose que c’est bon signe. Quand il reprend la parole, il me dit être « heureux de voir un autre mutant ». En rencontrer n’a rien de très difficile ces dernières semaines mais j’imagine qu’il veut parler d’un mutant qui maîtrise pleinement son pouvoir et qui peut l’aider dans cette nouvelle jungle où tout le monde a gagné des capacités aléatoires qui ne servent finalement pas à grand-chose. J’espère que nous pourrons prendre le temps de former un minimum chaque personne à l’avenir, mais l’accent est mis sur les rares capacités très puissantes tandis que les plus faibles catégories sont délaissées.

Les paroles du mutant s’enchaînent avec confusion. Il me confirme malheureusement être venu seul, et je commence à me demander s’il est dans un état mental de fréquenter des gens tout court. Dans cet état, il se serait échappé d’un asile que ça ne serait pas incohérent, surtout qu’il poursuit en me déclarant que « les autres sont morts ». Je fronce les sourcils. Il continue en précisant que « ceux près de lui » ne sont pas morts. Cette fois, mes sourcils se redressent avec perplexité. Dans quel délire est-ce que je suis tombé ? Je crois que ça doit se rapporter à cette histoire de souvenirs. Les larmes lui remontent encore aux yeux d’ailleurs. Je commence à être tenté de lui dire que je manque d’un certains nombres de diplômes pour lui offrir la thérapie dont il aurait besoin. La manière dont il me fixe me met assez mal à l’aise. Il décide soudain de se présenter mais tire la tronche presque aussitôt, sans raison apparente et semble de nouveau au bord du malaise. Je ne sais vraiment pas quoi faire. Il est saisi de convulsions. On dirait qu’il souffre, mais il n’a pas de blessure visible, donc il pourrait tout aussi bien lutter contre une transformation en fauve. Par réflexe, je pose à nouveau mes mains sur ses épaules. Il n’est pas question qu’il s’échappe dans son état de toute façon.

– Eh, du calme… Regarde-moi.

Je répète l’ordre plusieurs fois en le forçant à se tourner vers moi et en l’empêchant de se débattre. La méthode est un peu plus brutale, mais le but est de lui faire reprendre pied dans la réalité. Quand je le sens plus attentif, je réponds enfin à sa question.

– Je m’appelle Yitzhak, et je peux t’aider Derek, mais il va falloir que tu m’expliques quelques trucs. Qui est mort ? Qu'est-ce qui t'es arrivé ?

Je ne pense pas qu’il me parle d’une personne qui est morte dans les dernières heures, mais il a l’air de revivre des événements au moment présent, donc autant entrer dans ses sortes d’hallucinations. Je ne sais pas trop quoi demander d’autre non plus, il y aurait beaucoup trop de choses à éclaircir, entre l’endroit où il loge habituellement, les raisons de sa présence ici, qui il est au juste, quel genre de pouvoir il possède, pourquoi il se retrouve dans cet état etc. Avec ses papiers d’identités et quelques recherches, ça devrait être possible de tout déblayer mais je ne peux malheureusement rien faire dans l’immédiat, alors j’espère qu’il va réussir à m’expliciter ce qui vaut de le mettre dans tous ses états.

Je prends le risque de lui faire perdre patience en étant un peu plus sec avec lui, mais, en même temps, je ne comprends rien à ce qu’il se passe et il m’avait l’air un peu trop stressé, donc tant pis si je l’agace un peu. Tant que ça l’incite à redevenir clair, ça me va. De paniqué, son regard devient plus froid. Je me demande un instant s’il va me répondre ou juste faire une connerie, mais non, il décide bien de me répondre. Je relâche donc la pression que j’exerçais sur ses épaules pour l’écouter. Il me dit que ses parents font partie du « crime organisé » c’est vague, mais soit. J’ai pas le temps de lui poser des questions sur leur clan, leur domaine exact, qu’il m’explique avoir finalement rejoint l’armée en tant que pilote de chasse, ce qui demande un certain niveau. Bon, ça sera pas le premier mec de l’armée à avoir subi de graves traumatismes mentaux après tout. Je ne sais pas trop pourquoi il me raconte en détail son parcours, c’était pas vraiment ma question mais on dirait qu’il a du mal à faire le tri. Il me déballe tout pêle-mêle. Sa transformation, son étrange conciliation entre armée et crime, puis le fait qu’il a tué sa famille « en se promenant avec eux ». Bon, on vient au nœud du problème, mais c’est toujours pas clair. Comment ? Pourquoi? Parce qu’il s’est transformé et a perdu le contrôle ? Bon ça devait en tout cas pas être discret vu qu’on l’a mis en taule… où il s’est fait violer. D’accord. Je sais vraiment pas comment je dois réagir. Un type qui me ressemble ?? Je suis obligé d’écarquiller un peu les yeux. J’aimerais bien essayer de blaguer sur le fait que personne ne peut me ressembler car je suis bien trop cool mais les phrases continuent de s’enchaîner. Je suis pas certain qu’il soit vraiment sorti sans trop de dommages psychologique de toutes ces « aventures » vu son état actuel, même si c’est ce qu’il m’affirme. Pour une raison que j’ignore, il s’est ensuite retrouvé intégré dans l’armée, où il a eu un accident. Je pensais qu’il avait pu réintégrer l’armée en ayant prouvé un meilleur contrôle sur son pouvoir, mais il me sort qu’il a tué son petit ami en perdant encore le contrôle, de son « loup ». Ah, c’est donc bien un genre de mutation animalière. Franchement, j’ai du mal à croire qu’on ne puisse pas réussir à se contrôler pour éviter de tuer celui qui est « tout pour soi », même avec un pouvoir instable. De ce que j’en constate, il a l’air dangereux. J’ai du mal à croire que l’armée ait pu le réintégrer, à moins qu’il leur ait bien caché son implication dans la mort de son copain cette fois. Mais il est là, devant moi, et je ne peux pas le laisser repartir comme ça. Lui dire que c’est juste un malade ne l’aidera pas. Je suis pas certain de pouvoir l’aider si, avec tout ce qu’il me raconte, il en est toujours à ce stade de détresse, mais je peux au moins essayer de le calmer pour le moment.

– Contrôler son pouvoir est une chose qu’on ne peut pas forcément réussir à atteindre sans se contrôler d’abord soi-même. Ce n’est pas la faute de ta mutation, ni de ton passé. Il est possible que tu aies une blessure plus profonde qui ait déclenché les premières pertes et… chaque nouveau drame est un coup d’acide sur cette blessure-là.

Bon, je suis pas certain que ce genre d’analyse l’aide à se sentir bien, mais ça sert à rien de juste parler de contrôler un pouvoir. Perdre le contrôle, c’est un problème émotionnel, c’est un truc à résoudre avec soi-même et certains pouvoirs laissent malheureusement pas le choix de le faire pour ceux qui galèrent de base avec leurs émotions. C’est pas trop une expérience que je pourrais partager, j’ai jamais été dans des situations de pétages de câble non contrôlés quand j’y pense, enfin, pas dans la violence. Quand on me connaît, on trouvera sans doute ça pas rassurant du tout mais enfin, quand je suis violent, je sais toujours pourquoi, et je ne regrette jamais. Du coup, je n’ai pas eu de problèmes relatifs à ça avec mutation. Bon, je pense que c’est le genre de personne qui a besoin de se sentir compris d’ailleurs, alors j’essaye de lui en dire un peu plus sur moi, de chercher des liens à faire avec sa situation :

– J’ai vécu des choses difficiles aussi. J’ai connu l’armée, j’ai connu le crime organisé, j’ai perdu des êtres chers et j’ai vu mourir beaucoup de monde. Parfois… Enfin… Souvent même, j’ai eu l’impression que rien ne pourrait me faire remonter la pente et je me suis enfermé dans des boucles d’autodestructions… – J’ai pas forcément envie de m’étendre sur cette période, et j’essaye de ne plus trop y penser. Aujourd’hui, j’ai du mal à me dire que je suis la même personne que celle qui a eu ces phases de détresse complète. – Je ne dis pas que c’est simple de s’en sortir. Je sais aussi que se laisser aller à la violence envers soi ou envers les autres est une réponse tentante voire séduisante parce qu’on se sent trop cassé pour pouvoir redevenir une personne « normale ». Je ne vais pas te dire que ça pourra s’effacer, mais il faudra l’effacer aux yeux des autres, un jour, quand tu seras prêt… – Je pense un instant que j’ai eu beaucoup de chance de rencontrer Theo pour sortir de ce genre de boucle de solitude. Parce qu’on peut cacher son passé aux yeux de ceux qu’on ne prévois que de connaître superficiellement, mais c’est difficile de rencontrer quelqu’un avec un bagage chargé. Quelqu’un avec qui on aimerait ne pas avoir un tas de secrets et de comportements bizarres inexpliqués qui ne se remarquent que dans l’intimité. –  Peut-être qu’aller dans un stade rempli de monde, c’était un peu tôt pour toi. Toutes les fois où tu as perdu le contrôle, est-ce que tu as pu en identifier les raisons ?

Bon, c’est pas tout de parler de ses problèmes personnels, mais il faut aussi des débuts de réponses, et la meilleure approche ce serait déjà d’identifier pour lui d’où viennent ses pétages de câble meurtriers.

J’ai parlé assez longuement par rapport à avant mais j’ai gardé son attention. Il y a des personnes que j’énerve systématiquement et d’autres avec lesquelles j’arrive à une certaine forme d’entente. Je sais parler à ceux qui recherchent du soutien, de l’approbation, de la compréhension. Trouver les bons mots ne m’est pas difficile avec eux et, surtout, j’ai appris qu’il n’y avait aucun intérêt à les brusquer en leur disant la vérité. C’était le meilleur moyen de ne plus rien pouvoir en tirer. Si vous deveniez un exemple pour eux, par contre, ils pouvaient vous suivre au bout du monde.
Derek retient qu’il doit guérir ses blessures, mais ça semble assez vague dans sa tête. C’est bien beau de se dire qu’il « faudrait » mais ça ne sert généralement qu’à se rassurer. Quand il dit qu’il ne doit plus vivre de drames, j’ai bien envie d’ajouter que ça serait effectivement bien pour les autres. En général, personne n’aime être tué sur le coup de colère de quelqu’un à qui on faisait confiance. Face à ce genre d’individu, il est plutôt rassurant de se dire que les événements récents permettront à plupart des humains de se défendre contre un ami ou compagnon qui perd le contrôle de ses pouvoirs. Il faudrait que je l’ajoute à mes discours, tenez ! Aujourd’hui, il est aussi possible, et même responsable, de se choisir un partenaire mutant capable de nous gérer quand on a un pouvoir instable. Comme je ne suis pas convaincu de la capacité de Derek à se prendre rapidement en main, je me dis que je pourrais au moins l’aiguiller vers ce genre de personnes pour éviter tout incident.

– En attendant d’être plus en paix avec toi même, tu devrais essayer de rencontrer des personnes qui ont des pouvoirs comme toi et qui pourraient t’aider en cas de problème. Si on en croit les statistiques actuelles, 70 % de la population a développé une mutation ces derniers mois. Bon, toutes ne sont pas forcément puissantes, mais ça devrait permettre d’éviter de fréquenter les humains trop vulnérables pour ne plus « vivre de drames ».

Je reprends ses derniers mots avec un petit sourire. Quand je lui raconte un peu de mon histoire, je cherche juste à le rassurer, pas à me faire plaindre. Il n’a donc pas à être « désolé pour moi », c’est du passé, c’est comme ça. La seule utilité de ces mésaventures actuellement est d’établir un lien avec d’autres personnes qui souffrent. Pour le reste, je pense avoir réussi mon effet. Il voit que nous avons des points communs et que nous pouvons nous entendre. Il essaye de réfléchir un peu aux raisons qui lui font perdre le contrôle de son pouvoir. Il me parle de colère et de pulsions, des choses très floues qui ne permettent pas de déterminer vraiment ce qui l’énerve. Tout le monde peut éprouver de la colère, mais tout le monde n’en ressent pas pour les mêmes raisons. Une chose m’intrigue davantage cependant, c’est qu’il me parle encore de la mauvaise maîtrise de son pouvoir. Beaucoup de mutants ont tendance à cacher ce qu’ils sont et essayer d’ignorer au maximum leur mutation. C’est une négation compliquée de son identité réelle, qui peut mener à activer des pulsions primaires d’un coup. Retenir une envie de frapper quelqu’un est une chose, mais retenir l’explosion d’un pouvoir qu’on ne maîtrise pas est tout autre chose. De quelle manière a-t-on pris Derek en charge avant de le relâcher en ville ? Lui a-t-on permis de vivre au mieux avec son pouvoir ou a-t-on déterminé, dans un contexte stable donné, qu’il était capable de le retenir ? Les humains normaux ont toujours refusé de voir que refouler le gène x n’est jamais une solution, et même une réponse qui met davantage en danger les citoyens qu’elle ne les protège. La mutation massive de New-York a forcé des changements dans la manière de prendre en charge les mutants ou, tout du moins, les mutants puissants, mais Derek est assez âgé pour ne pas avoir eu cette chance.

– Est-ce que tu t’es déjà entraîné à utiliser ce pouvoir ou est-ce que c’est le genre de pouvoir que tu as toujours refoulé ?

Bon s’il a eu un entraînement par rapport à son pouvoir, il faudra trouver autre chose, mais j’ai quand même l’impression qu’il faut commencer par le début et même par les bases.

Il s’est entraîné « dans un endroit ici », c’est toujours très vague, mais visiblement, il n’a pas eu de réel cadre. Si je décrypte ses propos, il a dû se débrouiller seul et ne sait pas toujours vraiment y faire. Il lui faudra un programme solide pour s’en sortir, un entraînement régulier, un rythme régulier aussi, rien qui ne puisse laisser de place à des divagations. Dans l’immédiat, je ne peux pas faire grand-chose, et je ne peux pas m’en occuper moi-même de toute façon. Je me demande si le pote sauvage de Theo pourrait s’en occuper. Est-ce qu’il le ferait si j’arrivais à le lui mettre dans les pattes ? J’en sais rien. Je dirais que tout dépendrait du contexte. De toute façon, il se planque à Mutant Town. J’ai son adresse, il n’en a pas changé depuis qu’il s’est trouvé une nana chez qui squatter, mais c’est pas ce qu’il y a de plus responsable d’envoyer un mutant perturbé là-bas. On ne sait pas sur qui il pourrait tomber en chemin, et s’il « perd le contrôle », les gens du quartier risquent d’être beaucoup moins inoffensifs. Après, j’ai cru comprendre qu’il faisait des trucs louches, donc pourquoi pas lui filer l’adresse. Ça me ferait un peu rire d’embêter Neil après tout ce temps.

Je sors de mes réflexions parce qu’il me fixe intensément et ça me met plutôt mal à l’aise. Qu’est-ce qui lui prend ? Faut qu’il arrête, c’est gênant. Il se reporte sur son pantalon, et grogne à nouveau comme un animal. Visiblement, sa mutation ressort au moindre inconfort, ce qui n’est pas trop rassurant. C’est vrai ceci dit qu’il n’a pas pu se changer depuis son incident de tout à l’heure. Bon… Qu’est-ce que je peux faire pour l’aider ? J’ai bien une idée, mais elle est assez embarrassante, dans le genre à donner de fausses idées sur mes intentions. Il faudrait peut-être que je lui explique avant de faire le moindre geste que je n’ai pas de meilleure solution pour l’aider, mais vu la manière avec laquelle il me regarde, ça ne devrait pas tellement le déranger et c’est bien le problème. Sans solution pour son pantalon, il s’étonne soudain que je n’aie pas peur de lui, puis me signifie qu’il m’apprécie en posant, je ne sais pas pourquoi, ses mains sur mes épaules. Heu ? Je sais que j’ai fait la même chose tout à l’heure avec lui, mais c’était dans le but de le calmer, et je n’ai actuellement pas besoin d’être calmé.

- Disons que j’essaye toujours d’aider un semblable dans le besoin…

Je sors cette réplique un peu au hasard, parce que je ne sais pas vraiment quoi dire ni quoi faire. Bon, puisqu’il a décidé d’être tactile tant pis, autant en profiter pour continuer à l’aider. Je me dégage doucement et je pose le bout des doigts sur le tissu de son pantalon, au niveau de sa cuisse. J’ajoute rapidement :

- Je peux faire quelque chose pour tes vêtements, mais ça m’oblige à un peu de contact. Je peux modifier la structure moléculaire des choses, donc je vais forcer l’évaporation en reconstituant un tissu plus sec. Ce sera rapide.

Je ne sais pas s’il comprend mon explication mais je préfère parler tant que possible pour détendre l’atmosphère avec un ton didactique sans intérêt. La tâche sombre sur le pantalon disparaît peu à peu, et certainement que Derek retrouve un confort non négligeable. Il pourrait me reprocher de ne pas l’avoir fait plus tôt, mais j’ai pas osé, voilà.

- Voilà, je crois que c’est un peu mieux maintenant. – Je retire ma main et j’enchaîne rapidement sur la réponse à sa question que j’avais laissée de côté pour plus tard : - Pour me faire peur, il faut juste être capable de me casser la gueule, mais c'est pas si facile. Je sais gérer les situations difficiles, comme je te l’ai dit.

Je lui lance ça avec un sourire, comme si je partageais une bonne blague avec lui. Il vaut mieux que ça ressemble à une bonne blague, mais ça reste la réalité. J’ai un pouvoir puissant que je sais utiliser. Je veux pas décevoir Derek, mais il ne m’a pas donné l’impression d’être du genre impossible à contenir jusqu’à présent, et son histoire me donne de bons indices aussi. S’il était une menace sérieuse, il ne serait pas en liberté. S’il avait un pouvoir particulièrement puissant, ses pertes de contrôle auraient fait plus que tuer une seule personne. Les mutants instables types omega te ravagent plusieurs mètres pour un poulet mal cuit à la cantine.  

- Après, je t’aide aujourd’hui et tu ne m’as pas l’air d’être un mauvais type. Je ne te promets pas d’être sympa si je te croise dans un autre contexte associé avec des gens louches.

J’ai pas le temps de débattre aujourd’hui sur ses choix de « métier » et ses affiliations avec des groupes mafieux. Tant que je ne sais pas précisément ce qu’il fait, je n’ai pas à le juger. Pour moi, les gens font ce qu’ils veulent tant que je n’ai pas l’occasion d’en être dérangé et de les désapprouver.